Société 21/06/2010 à 00h00
Libération
Un cannibale aux assisesgrand angle
En janvier 2007, Nicolas Cocaign, détenu à Rouen, tue son voisin de cellule, le découpe et mange un bout de son poumon. Son procès s’ouvre aujourd’hui.
Par Sonya Faure Dessin de olivier marbœuf Cellule 26, à Bonne-Nouvelle. Curieux nom pour une prison. Comme chaque matin à la maison d’arrêt de Rouen, le surveillant fait l’appel. Seuls deux détenus, Nicolas Cocaign et David Lagrue, répondent présents. Le troisième est allongé sur son matelas, en haut des lits superposés. Nicolas Cocaign, le tatoué, assène :
«Il ne répondra pas chef, il est mort. Je l’ai fumé.» Cocaign s’est acharné sur Thierry Baudry à coups de poings, de genoux, de lames de ciseaux. Il lui a fourré la tête dans un sac en plastique. Puis il a fait revenir dans une poêle un peu d’ail, de riz et des échalotes. Avec une lame de rasoir, il a arraché un morceau de ce qu’il pensait être le cœur de Thierry Baudry - en fait, un bout de son poumon gauche et des muscles intercostaux. Il l’a fait revenir dans la poêle et l’a mangé (il dira plus tard que ça avait
«bon goût»). C’était dans la nuit du 2 au 3 janvier 2007. Trois ans et demi ont passé. Le procès du «cannibale», comme l’appellent les détenus de Bois-d’Arcy, la prison de la région parisienne où il est désormais incarcéré, s’ouvre aujourd’hui à Rouen.
A l’époque des faits, Cocaign, 36 ans, attend son procès pour tentative de viol. Lui et son copain Lagrue ne supportent plus Thierry Baudry qui ne respecte pas les règles de vie commune de leur cellule de 11 m
2 : ne pas aller aux toilettes lorsque les autres déjeunent, se laver les mains avant de venir manger… L’hygiène de Thierry laisse à désirer et ce jour d’hiver 2007, il a encore bouché les toilettes avec des rouleaux de papier. Le soir, il n’a pas faim, refuse une cigarette.
«Tu as tort, lui lance Cocaign, tu devrais profiter de ton dernier repas et de ta dernière cigarette.» Quelques heures plus tard, c’est un regard de travers, et Cocaign qui comprend que
«jamais Baudry ne les respectera». Il frappe, pris d’une
«jouissance intérieure identique à une jouissance sexuelle». Il tue. Il dira que ce qu’il a fait n’est
«pas beau».
«Mais ce qui est fait est fait.» Sur la couchette voisine, Lagrue est terrorisé. Il ne bouge pas. Mis en examen pour complicité d’assassinat, il a obtenu un non-lieu. Il se suicidera, deux ans plus tard, à la prison d’Evreux. La mère de Thierry Baudry a découpé les articles dans
Paris-Normandie et Détective. La sœur, Odile, majeure placée sous tutelle, commente :
«Ils en rajoutent un peu dans les journaux…» A cette horreur, on ne saurait pourtant rien ajouter.
«Un peu paumé, marginal»
Quand il est mort, Thierry avait 31 ans. Il ne savait ni lire ni écrire,
«un gars simplet, pas bien dans sa tête», selon un détenu. Après avoir arrêté l’école,
«il a fait "espaces verts", explique son frère, Jean-Guy.
Il voulait faire menuiserie mais il n’avait pas assez de qualités. Quand il apprenait quelque chose, il ne s’en souvenait plus le lendemain.» Thierry Baudry était vulnérable, c’était d’ailleurs écrit sur la fiche de renseignements remplie par un surveillant à son arrivée à la prison de Rouen, deux mois avant sa mort. Il ne sortait jamais en promenade,
«il avait peur, peut-être parce qu’il était condamné pour agression sexuelle, c’est pas bien vu», explique Jean-Guy Baudry, bien placé pour le savoir puisqu’au moment du meurtre, il était lui aussi incarcéré à Bonne-Nouvelle. Cellule 226, exactement deux étages au-dessus de celle de son frère.
M
e Noël, l’avocat des Baudry, leur a expliqué longuement qu’à l’audience, on parlerait de l’état de santé du meurtrier de Thierry, de sa responsabilité. Est-il fou ? Peut-il être jugé ? La peine aura-t-elle un sens pour lui ? Oui, ont décidé les psychiatres et le juge d’instruction, qui a renvoyé Cocaign aux assises. Les jurés devront trancher.
«Seuls les experts psychiatres ne se rendent pas compte que Cocaign est fou, ironise son avocat, Fabien Picchiottino.
Un jour, il se dit sataniste, le lendemain il parle de loup-garou… Pour la défense, c’est terrible : il est capable de tout au procès.» Les diverses expertises font de son client un portrait inquiétant.
«Psychose schizophrénique» pour les uns,
«tendance paranoïaque et mégalomaniaque» pour beaucoup,
«anesthésie affective», diagnostique encore celui-là. Dangerosité criminelle en tout cas. Pour la majorité des experts, le discernement du meurtrier a été altéré lors de son crime, pas aboli. Une nuance qui signifie que Cocaign devra rendre compte de ses actes devant la justice.
Cocaign a toujours avoué les faits. Crûment. Il n’a jamais masqué ses troubles. Parfois même, il a pris peur de ses propres pulsions. Dix ans avant la prison Bonne-Nouvelle, il demande à se faire hospitaliser et à subir une castration chimique. Un an plus tard, il se présente à la gendarmerie de Forges-les-Eaux pour faire état de ses fantasmes.
«Je voulais de l’aide, dira-t-il aux enquêteurs
, être hospitalisé, ou partir à la légion étrangère.» Mais Cocaign ne respecte pas longtemps ses traitements.
La moitié de son visage est recouverte d’un tatouage qui s’achève en tête de mort. Un motif tribal, la lutte entre le bien et le mal. Un geste pour ne pas passer inaperçu,
«pour être entendu», a-t-il expliqué. Cocaign a été abandonné par sa mère et adopté à 4 ans par deux employés de la Poste. Il dit avoir subi deux viols à l’adolescence - sans qu’il y ait eu de suites judiciaires. Il arrête ses études en cinquième, travaille dans des centres équestres. Puis se marginalise. Il fait la manche. Séquestre ses parents pour leur soutirer de l’argent. Les jeux sadomasochistes avec sa compagne, Natacha, la mère de ses deux filles, deviennent de plus en dangereux. Elle les a d’abord acceptés
«pour l’aider», mais elle finit par prendre peur. Cocaign fait part à Natacha de ses fantasmes de viols, d’anthropophagie. De sa peur d’un passage à l’acte.
En 2002, il braque une BNP et une poste, pour quelques milliers d’euros. Il est incarcéré au centre de détention de Val-de-Reuil.
«Un peu paumé, marginal, indigent, rapporte un surveillant.
De ceux qui marchent aux cachetons.» Quelques mois avant sa sortie, ses parents, terrorisés, écrivent au préfet pour le convaincre d’ordonner une hospitalisation - il sera interné deux mois, puis relâché.
«A l’époque, il se dit l’incarnation du diable, raconte son avocat.
Un soir, il rencontre une femme qui se persuade que Dieu l’a mis sur son chemin pour qu’elle le sauve. Lui hallucine de rencontrer une sainte.» Ils parlent toute la nuit, puis il tente de la violer. C’est alors Bonne-Nouvelle et le meurtre de Thierry Baudry. Natacha, à qui on apprenait l’acte de cannibalisme de son ex-compagnon, a juste dit :
«Ce qui m’étonne, c’est qu’il l’ait fait sur un homme.»65 000 euros d’indemnisation A l’annonce de la mort de Thierry, Jacqueline Baudry a dit :
«Encore un ?» avant de s’écrouler. Car elle a perdu un autre fils à Bonne-Nouvelle, qui s’est pendu quelques mois après son entrée en détention, en 1998.
«Quand il est parti en prison, j’avais dit à Thierry, tu vas revenir, toi ?» «Ce que l’administration pénitentiaire a fait subir à cette famille est inimaginable», plaide Etienne Noël. L’avocat est membre de l’Observatoire international des prisons (OIP), il avait déjà obtenu la condamnation de l’Etat dans la mort du premier fils.
«Oui, c’est Nicolas Cocaign qui a tué Thierry Baudry. Mais la pénitentiaire a commis une série de fautes qui entraînent sa responsabilité. Elle l’a d’ailleurs implicitement reconnu.» Car après la mort de Thierry, l’avocat exerce un recours et demande à l’Etat d’indemniser la famille. Deux mois plus tard, le ministère de la Justice, dont dépendent les prisons, accorde la totalité des sommes réclamées par la famille Baudry : 65 000 euros. L’administration pénitentiaire ayant accepté sans broncher de lourdes indemnisations, il n’y aura pas de procès devant le tribunal administratif. Et donc pas de débat sur la responsabilité de l’Etat dans la mort de Thierry Baudry.
«Ne pas aborder sa responsabilité, c’est comme si, au procès Kerviel, on ne parlait pas du fonctionnement des salles de marché ! lance Etienne Noël.
La vulnérabilité de Thierry était inscrite dans son dossier pénitentiaire, l’administration savait Cocaign dangereux. Pourquoi a-t-on mis ces deux hommes dans la même cellule ?»Après le drame, une enquête administrative a été ordonnée. Elle mentionne des
«dysfonctionnements» et des
«négligences», faits que la pénitentiaire, interrogée par Libération, n’a pas voulu commenter. Exemple : lors de la détention de Cocaign à Val-de-Reuil une conseillère d’insertion et de probation (du nom désignant les travailleurs sociaux de la prison) fait un signalement alarmiste au procureur : elle évoque des
«projets de viols, tortures et barbarie, nécrophilie et anthropophagie». Mais le dossier de Nicolas Cocaign, avec la lettre de la conseillère, est archivé au centre de détention de Val-de-Reuil. Il ne sera jamais communiqué à la prison de Rouen où il est écroué quelques mois plus tard.
«Ce qui n’est pas anormal, note le rapport d’inspection
, puisqu’il n’existe pas de procédure prévoyant la transmission d’un établissement à l’autre de renseignements sur un détenu ayant fait l’objet d’une libération puis d’une réincarcération.»«Omission regrettable»
Dysfonctionnement encore, cette expertise signalant un
«sujet dangereux», envoyée par le juge d’instruction à la prison de Rouen. Classée dans le dossier personnel de Cocaign. Sans suite. Quelques mois avant le drame, en mai 2006, Nicolas Cocaign lui-même demande à être déclassé, c’est-à-dire à ne plus travailler, et à être mis à l’isolement. Il est déclassé dès le lendemain. Mais laissé dans une cellule collective.
«Omission regrettable», minimise le rapport d’inspection. Et puis, il y a les psys et les médecins intervenant à Bonne-Nouvelle. Trop jaloux de leur secret médical, selon l’administration pénitentiaire. En échangeant avec la direction, avec les surveillants, les services médicaux auraient-ils pu éviter le drame ? Non, le passage à l’acte de Cocaign était imprévisible, ont assuré ceux-ci.
«L’administration se défausse sur les médecins et exploite un drame pour tenter de rogner sur le secret médical», estime Hugues de Suremain, de l’Observatoire international des prisons). Depuis l’affaire Cocaign, un comité de suivi réunit chaque semaine médecins, psychiatres et surveillants de Bonne-Nouvelle pour évoquer les détenus à risque.
Lors de la mort de Baudry, le quartier des hommes était occupé à 120%.
«On est loin de l’encellulement individuel qui permettrait d’assurer la sécurité des détenus», estime Martine Herzog-Evans, spécialiste du droit pénitentiaire. Et la semaine dernière encore, l’Etat a été condamné à indemniser 38 détenus incarcérés
«dans des conditions n’assurant pas le respect de la dignité humaine».
«Aujourd’hui, on veut punir avant tout, commente Céline Verzeletti, de la CGT pénitentiaire. Mais la prison ne peut être un lieu de soin pour les personnes atteintes de graves troubles psychiatriques.»Cellule 128, à Bonne-Nouvelle. Dix-huit mois après la mort de Baudry, le 10 septembre 2008, Idir Touati sera retrouvé mort. Egorgé par son codétenu.