Le théologien musulman Soheib Bencheikh en appelle à une relecture informée et libre des textes de référence de l'islam.
Témoignage chrétien : Les "versets douloureux" de l’islam - c'est-à-dire ces passages du Coran ou d'autres textes devenus choquants pour nos contemporains - sont-ils à votre avis plus difficiles à assumer que ceux des autres religions ?
Soheib Bencheikh : Parler des « versets douloureux » en tant que musulman aujourd’hui en France n’a rien d’évident. D’abord, parce que l’islam souffre d’une mauvaise presse auprès du public non-musulman. Il faut dire que certains de mes coreligionnaires font tout ce qu’ils peuvent pour confirmer les pires préjugés à leur égard. Autre problème : les textes de référence de l’islam arrivent dans l’histoire après ceux du judaïsme et du christianisme et font directement référence à ces deux religions. On peut ainsi avoir l’impression que l’islam les prend à partie. Or, l’inverse n’est évidemment pas vrai. On a des textes chrétiens ou juifs qui traitent Mohammed d’imposteur, mais ce ne sont pas vraiment des textes de référence, ou en tout cas des textes sacrés. Le Coran, lui, essaie de « corriger » les idées des chrétiens et des juifs sur un ton parfois combatif. Le principe du livre auquel j’ai participé vise en quelque sorte à emprunter un chemin inverse. Pour moi, musulman, il s’est agi de vérifier et d’étudier ce qui, dans ma propre tradition, pose problème vis-à-vis du grand public.
Une sorte d’autocritique, en fait…
C’est cela. Rien ne peut se cacher aujourd’hui. Tout le monde peut trouver des passages douloureux dans le Coran ou dans les hadîths. Il suffit de faire une petite recherche sur Internet. Des sites islamophobes s’en donnent à cœur joie. Autant étudier nous-mêmes la question et ne pas la laisser aux amateurs ou aux détracteurs.
Je vous cite dans le livre (1) : « Tout lecteur non averti qui parcourant le texte coranique cherche les versets douloureux pour vérifier la véracité de mes propos n’en tirera aucune information utilisable. Il lui manque la clé de ce qu’on appelle les sciences coraniques pour aborder ce texte datant de plus de quatorze siècles. »
Cela m’amuse quand j’entends quelqu’un qui me dit qu’il a lu le Coran, cite quelques versets à moitié compris, et se sent donc en mesure de parler de l’islam en « connaisseur ». Les musulmans eux-mêmes n’assoient pas leur foi sur une simple lecture du Coran. Ce livre est un véritable labyrinthe. Essayez de le lire, vous verrez, c’est très difficile, même pour les arabophones. Alors, en traduction… Il faut passer par les sciences coraniques pour y voir un peu clair. Ces sciences essaient depuis 14 siècles de mieux comprendre le texte, de le mettre dans l’ordre chronologique, de vérifier ce qu’on appelle l’abrogé et l’abrogeant, etc.
Il y a tout de même une littérature de commentaires et d’initiation disponible en librairie.
Vous trouvez ? Moi, je reste sceptique. Je suis souvent abasourdi parce que je vois dans les rayons des grandes librairies. Tout est mis sur le même plan. On trouve quelques rares livres de très bon niveau, noyés au milieu d’un fatras d’ouvrages confus ou très pauvres intellectuellement, qu’il s’agisse de livres écrits par des apologistes musulmans qui embellissent tout et usent d’un style complètement décalé par rapport aux standards occidentaux, ou bien des essais de journalistes bombardés spécialistes de la question mais qui sont très loin de maîtriser leur sujet. Il ne suffit pas de balancer deux ou trois mots d’arabe pour faire preuve de compétence. Les véritables recherches en islamologie sont difficiles d’accès. Il y a d’ailleurs un vrai problème aujourd’hui avec l’orientalisme français qui ne se renouvelle pas en termes de compétences. Depuis Louis Massignon, Henri Corbin ou Jacques Berque et notre dernier regretté Maxime Rodinson, les grandes figures font un peu défaut, même si l’on trouve encore quelques islamologues dans des îlots préservés comme l’École pratique des hautes études.
Il paraît pourtant que l’intérêt pour l’islam, ne serait-ce que culturel, a augmenté depuis quelques années.
Il y a en effet une forte demande d’explications, mais peu d’offre valable, surtout venant de l’intérieur même de la sphère musulmane. J’en suis le premier désolé. Je serais par exemple bien en peine de vous donner des noms de spécialistes actuels du Coran écrivant en français et capable de se faire entendre du grand public cultivé. On peut lire cependant les introductions à certaines traductions françaises du Coran. Celle de Régis Blachère, par exemple, dont la solidité scientifique n’est pas contestable. Voyez aussi les éditions des traductions de Hamidullah, Jacques Berque, Denise Masson, Jean Grosjean… Quant au monde musulman arabophone, il ne produit pas beaucoup de choses de bonne qualité scientifique. De l’apologétique, oui. Mais ce n’est pas suffisant et pas vraiment adapté au public vivant en Occident, même musulman. Il manque d’ouvrages conciliant à la fois la qualité scientifique, la clarté et une certaine sympathie pour l’objet d’étude, ce qu’on trouve aujourd’hui sans problème pour le christianisme ou le judaïsme.
Au-delà du contenu même du dogme, y a-t-il une spécificité de l’islam qui en rendrait l’accès difficile pour les non-musulmans ?
Les musulmans n’ont pas honte de leur religion. Ils l’assument sans problème, ils n’ont aucune timidité. Dans un contexte de laïcité ultrasensible qui confine parfois à une sorte de phobie antireligieuse, cela peut sembler étrange, voire provocateur. Mais ce n’est pas de la provocation, ni de l’arrogance. Le regard musulman sur la laïcité se limite en général à une idée de cohabitation de toutes les religions. Vu comme cela, un musulman n’a aucune raison de ne pas exprimer ses convictions religieuses, même fortement. Lorsqu’on assiste au prêche d’un imam pour la première fois, je comprends qu’on puisse avoir peur. Il y a une gravité du discours et une intensité surprenante en termes de décibels. C’est peut-être ainsi que prêchaient les anciens prophètes dans le désert… Les prêtres et les rabbins sont en général plus posés, plus moralistes que prédicateurs. Les musulmans sont en tout cas étonnés par les réticences qui s’expriment contre ce qu’on pourrait appeler leur style religieux. Cette attitude s’explique par l’absence de toute séquelle de l’anticléricalisme dans la mémoire collective des musulmans, et parce qu’on n’a pas encore assez « bouffé de l’imam ». A cela s’ajoute que l’enseignement islamique a gardé une certaine fraîcheur sémitique d’origine. Il me semble qu’il faut être homme de lettre ou philologue de l’arabe antique et médiéval pour comprendre la polyphonie de cette religion.
Certains versets du Coran ont de quoi laisser songeur. Un exemple souvent mis en avant est celui du verset 29 de la sourate 9 (Le repentir) : « Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au jour dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité. » On n’est pas vraiment ici dans la cohabitation pacifique.
Cela dépend de ce qu’on entend par le mot « combattre » Et puis, il faut citer la suite de ce verset. Il est écrit qu’il faut combattre « les gens qui ont reçu le Livre », c’est-à-dire les Juifs et les chrétiens, « jusqu’à ce qu’ils payent la capitation. » La capitation est un impôt par tête qui était payé par les non-musulmans, ce qui les exemptait de certaines autres taxes ou du service militaire. Les musulmans, eux, payent la zakat, c’est-à-dire l’aumône religieuse qui est l’un des cinq piliers de l’islam. Les juifs et les chrétiens jouissent d’un droit absolu de culte, ils ont une juridiction propre et en contrepartie – puisque les musulmans payent la zakat – ils payent donc une capitation. Bien sûr, aujourd’hui, c’est dépassé. Mais ce verset s’inscrit directement dans le contexte de la constitution de la société musulmane des premiers siècles, où les identités religieuse et sociale étaient équivalentes. C’était le cas partout à l’époque. Dans la chrétienté, si l’on n’était pas chrétien, c’était « le baptême ou le bateau » Coupé de son contexte textuel et historique, ce verset sonne en effet de manière étrange aujourd’hui. Mais c’est la moindre des choses de fournir un petit effort d’interprétation, ce dont se gardent bien les fondamentalistes ou les islamophobes ordinaires.
Prenons un autre exemple douloureux, cette fois parmi les hadîth : « Celui qui change sa religion, tuez-le ! ». Est-il possible de justifier un tel texte ?
Encore une fois, il faut prendre un peu de recul et contextualiser les choses. D’abord, le hadîth est une source secondaire par rapport au Coran. Son autorité est donc moindre. Or, justement, ce hadîth contredit clairement plusieurs versets du Coran. Par exemple : « Nulle contrainte en religion, la bonne guidance se distingue de l’errance. » (sourate 2, verset 256), ou encore « Est-ce à toi de les contraindre afin qu’ils deviennent croyants ? — dis : “La vérité de votre Seigneur : croit qui veut et mécroit qui veut.”» (sourate 18, verset 29). On ne peut pas forcer les consciences. Ce principe ressort du Coran de manière éclatante. Par ailleurs, le hadîth que vous citez n’a de sens, encore une fois, que replacé dans les circonstances historiques de l’époque où il a été prononcé, c’est-à-dire un contexte de guerre où il se trouve que les camps s’identifiaient sur des critères religieux. Il s’agit donc plus de loyauté et de trahison que de religion. Demandez à ceux qui ont vécu la guerre d’Algérie : ça voulait dire quoi, être fellagah et devenir harki, ou inversement ? Ce dont il est question ici, c’est d’un changement de camp en pleine guerre, ce qui, vous en conviendrez peut-être, pose certains problèmes.
Un des principes d’une lecture informée du Coran est la distinction entre versets abrogés et versets abrogeants. Or, il se trouve que certains versets abrogeants sont aujourd’hui bien plus choquants pour les contemporains que ceux qu’ils sont censés abroger. Comment expliquez-vous cela ?
Certains exégètes avancent que la mention de l’abrogation dans le Coran permet uniquement de montrer que Dieu est capable de faire de Son verbe ce qu’il veut. Il y a même des savants qui ont nié l’existence de toute abrogation. D’autres acceptent l’abrogation mais à l’envers : selon eux, les versets archétypaux seraient les versets mecquois – c’est-à-dire les premiers chronologiquement — et les versets médinois seraient destinés à une application temporelle, provisoire, d’une législation précise. En tout cas, le débat existe. L’ordre chronologique des versets coraniques n’est de toute façon pas connu de façon parfaitement précise. Il n’y a aucune unanimité jusqu’à aujourd’hui sur l’ordre des abrogés et des « abrogeants ». À l’intérieur même des sourates, l’ordre des versets n’est pas toujours chronologique. Dans les passages médinois on trouve des versets mecquois, et inversement. Tout cela est très compliqué. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas sérieusement prétendre tirer du Coran une législation précise et éternelle. Sur le plan moral, le Coran joue son rôle de manière extraordinaire, il est un appel initialement oral, qui enchante l’âme et qui perce l’imaginaire pour ancrer chez son lecteur des valeurs, mais certainement pas une législation immédiatement applicable.
Ce n’est pas l’avis de tout le monde. Certains musulmans prétendent faire du Coran leur « constitution ».
Ce sont là des slogans extrémistes qui n’ont bien sûr aucun sens. Le législateur musulman quel qu’il soit a toujours eu recours à d’autres sources que le Coran pour élaborer le droit. D’où le problème rencontré aujourd’hui : sacraliser le droit musulman mis au point aux siècles passés, ce n’est pas se soumettre au Coran, c’est mettre l’intérêt de nos ancêtres et leurs coutumes au-dessus des nôtres, ce qui est tout de même ennuyeux. Par ailleurs, si jamais vous rencontrez quelqu’un qui prétend vouloir appliquer la charia, encouragez-le ! Puis demandez-lui qu’il vous montre ce codex juridique bien gardé. Il risque d’avoir un peu de mal puisqu’il n’existe pas. Le mot charia veut dire voie. Mais il y a plusieurs voies, au moins autant que d’écoles juridiques musulmanes : chafiite, hanafite, malékite, hanbalite, chez les sunnites, jafarite chez les chiites, etc. On tombe très vite dans des œuvres profanes, humaines, chargées d’histoire. Il n’y a pas en islam d’équivalent du code de droit canonique chez les catholiques, avec des mises à jour reconnues et une autorité unifiée. D’ailleurs, les catholiques eux-mêmes ne prétendent pas que le code de droit canonique se déduit directement du Nouveau Testament.
Vous faites partie de ces intellectuels musulmans qui en appellent à un renouveau de la lecture des textes sacrés. Quelles sont les pistes principales de cette lecture renouvelée ?
Une véritable réforme de la pensée musulmane passe d’abord par une maîtrise de la tradition qu’on prétend vouloir renouveler. On ne peut pas être moderne à partir de connaissances vagues et incomplètes. C’est pourtant un point qui est loin d’être acquis aujourd’hui. Notre génération a perdu l’érudition d’autrefois. Ce préalable étant posé, on pourrait explorer une voie très prometteuse, celle des deux premiers siècles de l’Hégire, avant la constitution du dogme. Il y avait à l’époque une extrême souplesse d’interprétation. Le Coran a par exemple été lu selon plusieurs versions. Il y avait différents corpus coraniques avant l’unification décrétée par le calife Othman. On parle ainsi des « sept » versions du Coran. Chaque tribu récitait le Coran selon ses spécificités dialectales, avec les nuances de sens qu’on peut imaginer. Il serait plus qu’intéressant de se pencher sur ces questions. C’est ce qu’on fait dans d’autres religions, par exemple dans le christianisme, où l’on n’hésite plus à étudier de très près les anciens manuscrits, à reconstituer des textes, à les comparer, à en tirer des interprétations nouvelles.
Mais ce travail sur le texte fondateur est-il possible de la même façon que dans les autres religions ? Pour les musulmans, le Coran est censé avoir été directement révélé et être donc parfait, alors que pour les chrétiens et, dans une certaine mesure, les Juifs, la Bible est une œuvre humaine simplement « inspirée » par Dieu, ce qui les autorise à s’attaquer au texte, à le revoir, le préciser sans avoir pour autant l’impression de se lancer dans une œuvre impie.
La vérité est dans le texte, ce n’est pas le texte lui-même. Si l’on n’accepte pas cela, on bloque la recherche coranique et on tourne en rond. Je pense quant à moi que ce qui est impie, c’est justement de clouer la parole de Dieu à une époque et à une langue. C’est grâce au Coran que l’arabe parlé par la tribu des Qureish, avec ses emprunts, ses glissements, ses disloquements, son horizon culturel, est devenue une langue de référence. Pas l’inverse. Ce genre d’évidences, qui ouvre bien des perspectives, devrait aller de soi. Remarquez que je n’innove pas en disant cela. D’autres l’ont expliqué dès les premiers siècles de l’histoire musulmane.
Cette perspective de recherche que vous promouvez a-t-elle le vent en poupe ?
Je n’en suis pas sûr. Il y a bien sûr des chercheurs et des théologiens qui sont déjà lancés. Il y a aussi des individus musulmans « modernistes ». Mais je n’ai pas l’impression qu’on puisse déjà parler d’une école ou d’un mouvement. Pour l’instant, ce qui prévaut, c’est une sorte de tourisme institutionnel des intellectuels musulmans progressistes. J’y participe, je sais de quoi je parle. On se connaît tous – nous ne sommes pas si nombreux — à force de colloques et de congrès, à Berlin vers l’automne, à New York, à Oslo… C’est très bien, très enrichissant, prometteur même. Mais il faut bien constater que nous n’avons ni méthode commune, ni encore d’objectif clair. Ce qui ne m’empêche pas de penser que notre modernisme d’aujourd’hui sera la tradition de demain.
(1) David Meyer, Yves Simoens, Soheib Bencheikh, Les versets douloureux - Bible, Évangile et Coran entre conflit et dialogue, éditions Lessius, 208 p., 22 euros.