Un Noël au 7 rue des Lanternes, un conte de Timothée de Fombelle pour « La Croix »
Timothée de Fombelle , le 19/12/2017 à 17h37 [size=21]Pour attendre Noël, l’écrivain Timothée de Fombelle offre à nos lecteurs, petits et grands, un conte original qui apporte chaleur et lumière au cœur de l’hiver.[/size]
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Valérie Chesnay pour La Croix
C’était un petit immeuble de six étages qui brillait dans la nuit. La neige tournoyait tout autour comme dans les boules de verre qu’on agite. Mais, arrivés très près du trottoir, les flocons remontaient parfois de quelques fenêtres parce qu’ils savaient que c’était leur dernière chance de voler. Ils s’élevaient alors et regardaient la vie à travers les carreaux embués, tant que c’était encore possible.C’était la nuit de Noël 1851. La rue des Lanternes allait être entièrement détruite à partir de janvier, comme toutes les rues voisines, pour tailler des avenues droites dans ce labyrinthe et éparpiller le peuple du centre de Paris.
Les mots « expropriation », « démolition », « liquidation » barraient le dépôt de charbon du rez-de-chaussée et le salon de coiffure abandonné qui occupait tout le premier étage. Mais cette nuit-là, dans l’obscurité du quartier, l’immeuble du numéro 7 restait allumé, depuis la vitrine du café Baptiste, tout en bas, à côté du charbon, jusqu’aux lucarnes du grenier.
Les histoires d’Émilienne étaient attendues de nombreux lecteurs, petits et grands
Au deuxième étage, au-dessus du coiffeur, les flocons de neige s’attardaient aux carreaux d’Émilienne.
Elle écrivait un conte de Noël à côté de ses malles et de ses caisses en bois. Elle l’écrivait à la loupe sur des feuilles blanches. Il ne lui restait que quelques lampes, une table et un tabouret de piano. Le reste était emballé dans des boîtes au milieu du salon.
Elle vivait là depuis soixante-seize ans. Sa mère y avait vécu avant elle. Cette fois, elle partait s’installer à la campagne, en descendant la Seine du côté de Vernon. Elle était presque impatiente. Une maison trop grande l’attendait, mais Émilienne y logerait peut-être une femme gentille, bonne cuisinière, qu’elle trouverait quelque part pour veiller sur ses vieux jours.
L’appartement avait encore son papier peint vert et or. Une fenêtre était restée entrouverte et saupoudrait de neige un petit coin de parquet. Dans la cuisine, une colonie de souris préparait aussi ses bagages, déménageant tous les morceaux de sucre du garde-manger.
Émilienne, elle, était à deux mille lieues de là, en Sibérie, avec des renards bleus se réchauffant aux fenêtres et des traîneaux sous les sapins. Les histoires d’Émilienne étaient attendues de nombreux lecteurs, petits et grands. Mais ce conte qu’elle écrivait patienterait jusqu’à l’année d’après. Elle en avait eu assez d’écrire des contes de Noël au mois d’août, les pieds dans une bassine d’eau glacée pour chercher l’inspiration. Elle les inventait désormais à l’avance, d’un hiver pour le suivant.
Au quatrième, une famille de chats occupait clandestinement un appartement
Au troisième étage vivait Baptiste. L’appartement était en grand désordre, éclairé par une lampe à huile. Baptiste était encore occupé dans son café du rez-de-chaussée, mais il laissait cette lampe allumée à l’étage pour l’heure où il reviendrait et où il faudrait se rappeler que sa femme n’était plus là. Elle était morte vingt ans plus tôt. Les épingles à cheveux étaient toujours posées sur la cheminée comme si elle s’apprêtait à se coiffer dans le miroir pour le rejoindre en bas.
Juste au-dessus, au quatrième, une famille de chats occupait clandestinement l’un des deux appartements de l’étage. Le propriétaire, le riche marchand de charbon du rez-de-chaussée, n’habitait pas dans l’immeuble, mais il avait entreposé ici une tonne de jambons, de bocaux et de produits de contrebande. La marchandise était enfermée dans une pièce et les chats n’avaient pas accès à ce trésor.
Derrière l’autre porte du quatrième habitait Monsieur Jean, un jeune instituteur timide. Il vivait seul. L’appartement était étroit mais merveilleusement rangé, avec une case pour chaque objet et des centaines de livres par ordre alphabétique.
Pio et Nino vivaient au grenier
Plus haut encore, au cinquième, trois femmes habitaient ensemble pour faire des économies. Elles n’étaient pas encore rentrées chez elles. Elles étaient vendeuses dans les grands magasins et revenaient toujours très tard, joyeusement. Monsieur Jean les écoutait alors monter l’escalier, rire, s’arrêter à chaque étage pour souffler. Elles appuyaient parfois leur dos sur sa porte et se racontaient des histoires. Il tendait l’oreille. C’était pour lui le meilleur moment de la journée.
Elles s’appelaient Marie, Constance et Rosine. Et comme elles se levaient très tôt pendant la semaine et dormaient le dimanche entier, Monsieur Jean n’avait jamais vu leurs visages.
Elles ne connaissaient même pas son existence.
Enfin, il y avait le dernier étage dont les lucarnes ouvraient sur le toit quand la neige n’était pas trop lourde. Cette chambre appartenait aussi à Barberon, le marchand de charbon, grand amateur de tous les trafics. Il la louait une fortune à une femme et ses deux fils de cinq et sept ans.
Pio et Nino se tenaient d’ailleurs debout ce soir-là dans l’unique pièce du grenier. Leur mère reviendrait à minuit du travail. Ils étaient vêtus de manteaux gris qu’ils ne quittaient jamais car la pièce n’était pas chauffée.
Soudain, un cri retentit
Ils se regardaient fixement l’un l’autre.
– Tu n’as pas peur ?
– Non.
– Tu es prêt ?
Le plus petit, Nino, hocha la tête et essuya son nez rouge avec son gant.
– Alors on y va, dit le grand.
Pio jeta un coup d’œil au poêle éteint. Il regrettait déjà ce qu’ils allaient faire. Mais comment imaginer leur mère revenant la nuit de Noël dans cette chambre glacée ? Il prit la main de son petit frère et sortit dans l’escalier.
Tout en bas, là où les flocons de neige se posaient enfin, Baptiste rangeait les chaises de son café. Le dernier client était parti. Baptiste écoutait le silence de la ville enneigée. Il allait falloir éteindre les lumières et remonter chez lui. Il traînait, passait son torchon sur les tables déjà propres, vérifiait l’alignement des chaises. Minuit approchait. Dans une semaine, il fermerait définitivement les portes. Le mois prochain, l’immeuble ne serait plus qu’un tas de gravats. Il ne resterait rien du café Baptiste.
Au même instant, Monsieur Jean venait de sortir en pyjama sur le palier du quatrième. L’oreille collée à la porte voisine, il écoutait. Quelqu’un s’était introduit dans l’appartement. Il était sûr d’avoir entendu du bruit derrière la cloison alors que les habitants étaient partis depuis des mois.
Soudain, plus bas, un cri retentit. L’appartement du deuxième s’ouvrit brutalement, laissant passer un courant d’air glacé, et Jean entendit juste après claquer en rafale cette porte et la sienne. Il resta ahuri sur le palier.
Il y a des souris dans ma cuisine
Il n’avait pas sa clé. Il ne pouvait plus rentrer chez lui.
– Monsieur Jean ?
Il se retourna.
Émilienne avait monté précipitamment les deux étages et le regardait en tremblant. C’était elle qui avait crié. La vieille dame du deuxième était en robe de chambre noir et rose avec des pantoufles en velours. En la voyant, Monsieur Jean retira son bonnet et s’inclina comme s’il allait l’inviter à danser.
– Madame.
Il portait un pyjama impeccable et un bonnet de laine car il était sensible des oreilles.
– Je n’ai peur de rien, je vous le jure, dit sa voisine, la main sur la rampe. Autrefois, j’ai même été à Marseille pendant le choléra pour écrire une histoire. Mais il y a des souris dans ma cuisine. Et les souris, je ne peux pas.
Elle le regardait, les yeux mouillés. Le jeune instituteur aurait aimé la réconforter.
– Ma porte s’est fermée, dit-il, en tirant légèrement sur sa veste de pyjama pour l’allonger.
– Moi aussi, dit Émilienne. La clé est à l’intérieur.
Ce point commun les rapprochait. Ils échangèrent un petit sourire gêné. Des pas résonnèrent encore derrière la porte.
– Je croyais que cet appartement était vide, murmura Émilienne.
– Je vais aller chercher de l’aide au café. Je veux savoir ce que c’est. Je n’aime pas les chapardeurs.
Son regard luisait dans l’obscurité.
Émilienne s’était assise sur la dernière marche, juste avant le palier du quatrième. Elle attendait. Le tapis dévalait l’escalier sous ses pieds. Elle sentait le froissement de son conte de Noël dans les replis de sa robe de chambre. Elle l’avait sauvé dans sa fuite. Elle n’allait pas l’abandonner à des rongeurs.
Émilienne se demanda soudain pourquoi elle avait passé sa vie entière à écrire des histoires. Peut-être était-ce parce qu’elle n’avait personne à qui les raconter. Son regard luisait dans l’obscurité.
Ils apparurent devant elle à ce moment-là, montant l’escalier en silence. Deux enfants en manteaux gris tachés de noir. Ils s’arrêtèrent en la voyant. Leurs visages étaient couverts de suie. Ils disparaissaient presque dans la nuit, à part le blanc des yeux écarquillés.
Émilienne ne savait pas quoi dire. Elle reconnaissait ces petits. Elle les croisait parfois avec leur mère. Au début, elle avait même cru que c’était leur grande sœur. Mais elle n’avait pas parlé à des enfants depuis le siècle précédent. Elle était très intimidée.
Heureusement, d’autres silhouettes surgirent derrière eux. C’était Baptiste et Monsieur Jean qui venaient la secourir. Baptiste souleva sa lampe devant le visage des enfants, barbouillé de noir.
Le trésor de Barberon
– Où êtes-vous allés vous fourrer ?
Pio ne voulut pas répondre. Il retenait ses larmes. Il était entré dans la boutique de Barberon. Ils avaient rampé avec son petit frère jusqu’au sous-sol, dans l’espoir de trouver quelques poignées de charbon pour leur poêle. Il n’y avait rien.
– J’espérais que Baptiste aurait les clés du marchand, dit Monsieur Jean à Émilienne. Pour comprendre ce qui se passe derrière cette porte.
– Je n’ai plus les clés depuis longtemps, expliqua Baptiste. Il est méfiant comme un serpent, cet homme. C’est un bandit.
– Moi je les ai, dit Pio. J’ai les clés.
Il tendit un trousseau de trois clés qui devaient ouvrir la boutique et les deux logements que Barberon possédait dans l’immeuble. Pio connaissait depuis longtemps l’endroit où l’homme cachait ses clés. C’était la première fois qu’il s’en servait.
Monsieur Jean prit le trousseau et lui pinça le nez affectueusement comme il le faisait avec ses élèves les plus méritants.
– Bravo, mon petit.
Mais au moment où Monsieur Jean allait fièrement ouvrir la porte bleue, des voix résonnèrent en bas. Des gloussements et des chansons montaient l’escalier.
– Qui peut venir si tard ici ? chuchota Émilienne.
– Les demoiselles du cinquième, dit l’instituteur en pâlissant.
Constance, Rosine et Marie découvrirent tout un groupe sur le palier du quatrième. Certains portaient des pyjamas. Des enfants étaient déguisés en petits ramoneurs. On aurait dit un bal de Noël. Baptiste leur expliqua la situation, les souris, le courant d’air, les enfants et le mystère de la porte bleue. Les jeunes femmes rirent beaucoup en écoutant le récit. Monsieur Jean devint tout rouge quand on le présenta.
– Ouvrez donc cette porte, murmura Rosine en le prenant par le bras.
Il tourna avec solennité la clé dans la serrure. La porte s’ouvrit. Une volée de chats et de chatons s’égailla sur le parquet et déclencha les applaudissements du public. Ils avancèrent tous et, derrière une porte qu’ils enfoncèrent, découvrirent les jambons, les victuailles, les confitures, les seaux de charbon : le trésor de Barberon.
Ici, c’était bien Noël
Plus tard, une femme s’arrêta dans la neige au 7 rue des Lanternes et regarda vers les derniers étages. Elle allait retrouver ses fils. Elle aurait dû les rejoindre depuis longtemps. Ils dormaient peut-être déjà.
Son travail s’était arrêté ce soir-là. Elle ignorait ce qu’elle ferait le lendemain. Elle rêvait d’une vie éloignée de cette ville. Elle savait seulement que son logement serait démoli dans quelques jours et qu’elle se retrouverait dehors avec les enfants.
Elle pensait réveiller les petits pour leur parler. Elle leur expliquerait son retard, son passage dans une église, attirée par les chants.
Elle s’était glissée sur un banc, sur le côté. Il faisait chaud. Ici, c’était bien Noël.
Elle s’était endormie. Elle n’avait même pas entendu les cloches.
À son réveil, l’église était vide, éclairée par les cierges fondus. Quelle heure pouvait-il être ? En poussant la porte et en marchant dans la neige, il lui avait semblé que la chaleur ne la quittait pas.
Maintenant, elle grimpait l’escalier. À chaque étage, elle entendait plus distinctement comme un murmure qui venait d’en haut. Une rumeur de fête semblait tomber du dernier étage. Elle arriva au cinquième et sentit cette fois sur son visage une tiédeur parfumée. Elle levait les yeux au ciel. Que se passait-il là-haut ?
C’était exactement comme cela qu’elle se l’était imaginée
Quand elle entrouvrit la porte de son petit grenier, elle le découvrit éclairé comme jamais. Des flammes ronflaient dans le poêle, des lampes pendaient aux poutres. Des yeux nombreux brillaient sans la voir. Il y avait sur la table des bouteilles, des pâtes de fruits, du jambon, mais la douceur venait d’ailleurs : de ces êtres serrés les uns contre les autres.
Elle vit Pio et Nino entourant la vieille dame du deuxième étage qui semblait leur lire quelque chose. Une des filles du cinquième parlait en chuchotant avec le monsieur timide du quatrième. Les deux autres chantaient très bas un air qui parlait d’étoiles et d’anges. Et le patron du café écoutait avec un sourire qu’on ne lui avait jamais vu. Elle ouvrit la porte un peu plus, les enfants se levèrent et s’élancèrent vers leur mère.
La vieille Émilienne les regardait rassemblés tous les trois. Elle avait son histoire froissée sur les genoux. Un conte de Noël. Elle venait d’improviser la fin pour les enfants.
Émilienne pensa alors à la vie qui l’attendait, sa maison plus loin sur la Seine, du côté de Vernon. Elle pensait à son rêve d’avoir quelqu’un pour s’occuper d’elle. Elle croisa le regard de la jeune femme qui lui souriait, les deux enfants blottis contre elle.
C’était exactement comme cela qu’elle se l’était imaginée.
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Un grand nom de la littérature jeunesseNé à Paris en 1973, Timothée de Fombelle est romancier et dramaturge. Son premier roman
Tobie Lolness, paru chez Gallimard en 2006, a été traduit dans 28 langues et a reçu d’innombrables prix, en France comme à l’étranger.
Le Livre de Perle et
Vango ont eux aussi rencontré un succès mondial. Cet ancien professeur est aussi co-auteur, avec l’Ensemble Constrate et l’illustrateur Benjamin Chaud, d’un conte musical intitulé
Georgia (2016). En septembre dernier, pour la rentrée littéraire 2017, Timothée de Fombelle a aussi présenté un premier roman pour adultes,
Neverland, un voyage au pays perdu de l’enfance (Éd. L’Iconoclaste).
Timothée de Fombelle a construit son conte de Noël à partir des dessins de Gabriel Davioud qui avait été chargé de dessiner les façades de centaines de batiments juste avant qu’ils ne soient démolis par le baron Haussmann. Sur sa table de travail, l’un de ces croquis accompagné de notes préparatoire à l’écriture du conte.
Timothée de Fombelle