Refusons le sensationnalisme médiatique
Le Monde.fr | 13.01.2015 à 16h42 • Mis à jour le 13.01.2015 à 17h23
Par Sophie de Menthon, présidente du mouvement patronal Ethic
Le choc auquel nous avons été confrontés et qui s’estompe péniblement laisse un traumatisme d’une autre sorte. Une interrogation qui touche un autre point névralgique celui de notre rapport à l’information. Dans le drame que nous venons de vivre, nous avons été schizophrènes, drogués à l’info et à l’émotion ; et aujourd’hui un peu indignés sans oser le dire, par la façon dont nous avons consommé les médias.
Les médias chauds en particulier : radio et TV largement relayées par les réseaux sociaux et les journalistes intempestifs que nous sommes nous-mêmes occasionnellement. Nous avons été gavés d’informations que nous avons nous-mêmes relayées jusqu’à l’asphyxie.
Complicité malsaine
La question est bien plus complexe qu’une simple accusation. Entre le « consommateur » accroché à son écran qui exige de minute en minute un nouvel élément dans le déroulement du drame, et le fournisseur de cette attente il y a une complicité malsaine. Il faut satisfaire le client que nous sommes car il zappe inlassablement sur tout ce qu’il trouve.
Ce déferlement « d’exclusifs » nous a entraîné dans une dérive pire que la pire des téléréalités : nous y étions, nous vivions un vrai scénario catastrophe, les policiers étaient équipés comme Darth Vador, les images ne bénéficiaient plus d’aucune censure, le sang à la une était la règle. Les reporters haletants attendaient et annonçaient les coups de feu…
Tout se mêle dans cette débauche médiatique : du mauvais, du bien, du normal, du scandaleux, du professionnel… Il était normal d’informer, il était normal de s’informer, il était normal pour un organe de presse de vouloir être meilleur que les autres, concurrence oblige !
En revanche, quand bascule-t-on ? Ne devrions-nous pas nous-mêmes nous autoréguler en refusant d’être pendus à l’information ? En renonçant à la répercuter dans l’instant et approximativement ? En faisant la part entre l’adrénaline malsaine du sensationnel, le désir d’en savoir toujours plus et la légitime inquiétude et curiosité qui nous animent.
Vouloir se donner l’impression « d’y être », vouloir témoigner… de rien. Avoir peur d’être en retard sur la dernière péripétie, se prouver face à l’autre en en sachant davantage car nous entretenons aussi la compétition entre spectateurs. De l’autre une concurrence effrénée des médias qui exploitent jusqu’à l’indécence le direct à tout prix. Le ridicule et le risible côtoient le tragique ; que penser de la journaliste micro en main qui monte sur une caisse en carton et qui d’une voix excitée raconte que la police tente de la faire reculer. Que dire de tous les excès que le bon sens dénonce : donner (avec fierté) la position du snipper sur le toit de l’usine, tenter d’avoir le preneur d’otage au téléphone ! Triompher et annoncer que l’on sait qu’un otage ou plusieurs sont cachés dans un réduit…
Nous vivons tout cela avec au cœur la sensation que de toute façon personne ne maîtrise cette marée nauséabonde dans laquelle nous nous plongeons, accros que nous sommes.
Nous avons vécu ce drame en ayant conscience, y compris sur le moment, que ce que nous entendions était une entrave à l’action et surtout à la stratégie des forces de l’ordre. Pas de bavure déclarée liée à cette information mais si ce n’est pas cette fois-ci ce sera la prochaine.
Une concurrence médiatique sans morale
Peu importaient les consignes du ministre de l’intérieur ou du Conseil supérieur de l’audiovisuel qui envoyaient des messages aux patrons des rédactions en expliquant qu’on gênait la police. En notre âme et conscience nous savions que nous étions complices de ce polar grandeur nature, nous en étions les spectateurs, les acteurs, les récipiendaires, les trafiquants. Cela ne s’arrêtera pas car les « responsables » des médias hésitent eux-mêmes entre tempérer leurs journalistes et faire de l’audience.
Leur « état d’âme » s’ils en ont un, est très vite relativisé puisque, comme ils le disent eux-mêmes : « Si ce n’est pas nous qui donnons l’info, ce sera les autres » ; une concurrence médiatique qui n’a aucune morale et peut-il y en avoir une ?
Où est la frontière entre la censure et la liberté d‘informer ? Interdire de divulguer une information n’est ni possible ni envisageable lorsqu’on est face à la concurrence.
Ne serait-ce pas l’occasion pour toute une profession de très sérieusement se pencher sur cette question d‘éthique professionnelle ? Le CSA qui est bien conscient du problème pourrait en être l’instigateur. Et qu’on ne nous dise pas que cela existe déjà, qu’il y a des codes de déontologies, « que les journalistes ne font que leur métier », que de nos jours on ne peut rien maîtriser…
C’est justement ce constat qui doit nous faire réfléchir sur ce qui est en passe de devenir un problème de civilisation, d’autant plus que les criminels se servent également de ces mêmes médias, les manipulent, savent comment générer des émotions collectives… Doit-on baisser les bras ? Dire que : « c’est comme ça », et attendre que les médias soient un jour prochain responsables d’un drame annoncé ? Faudra-t-il créer une police des médias ?
Il n’y a pas d’exception à laquelle l’éthique puisse échapper. Il ne doit pas y en avoir.
La liberté de parole c’est l’obligation de réfléchir à ce que l’on dit et aux conséquences que cela peut avoir. Dire qu’il n’y a pas de coupable en la matière revient à déclarer une bonne fois pour toutes que les médias sont irresponsables par essence. Faut-il l’accepter et à quel prix ?
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