Cet entretien exclusif avec le cardinal Martini réalisé en 2006 par les équipes du "Jour du Seigneur" et de "Croire Aujourd'hui" résume bien l'espérance pour l’Église portée tout au long de sa vie par l'ancien archevêque de Milan.
Que signifie pour vous être chrétien en ce début du XXIe siècle ?
Je pense que c’est vivre l’Évangile ; c’est vivre comme Jésus. C’est la même chose qu’il y a deux mille ans. Cela signifie qu’il faut interpréter l’Évangile afin de comprendre ce qu’il requiert de nous aujourd’hui. Mais c’est le même principe : être comme Jésus, aimer comme il a aimé, aider les autres comme il les a aidés. Aimer le Père. Aimer le monde. Donner sa vie comme il l’a donnée. C’est la substance de l’être chrétien.
N’est-ce pas vivre l’esprit des Béatitudes ?
Oui. Mais il faut aussi se laisser guider par l’Esprit Saint, c’est-à-dire ne pas vouloir répéter d’une manière absolue les faits et les paroles de Jésus, mais laisser l’Esprit, donné par Jésus ressuscité, nous apporter la joie, le courage, la créativité pour voir ce que signifie vivre ces paroles aujourd’hui. Le Saint-Esprit pousse toujours à la nouveauté.
L’enjeu pour les chrétiens est donc de laisser le Christ venir dans leurs existences ?
Oui, et le Christ vient en envoyant l’Esprit Saint. Il ne faut pas séparer les deux. Le Christ ressuscité envoie l’Esprit Saint et celui-ci donne le sens. Le sens de ce qui est selon l’Évangile, on ne peut pas toujours le déduire de manière rationnelle. C’est ce que dit saint Ignace lorsqu’il parle du discernement des esprits (1) : il s’agit de discerner les esprits pour nous aider à vivre l’Évangile.
Comment peut-on se disposer à recevoir cet esprit du Christ et à en vivre ?
Comme c’est un don, on ne peut pas l’obtenir, on ne peut pas l’acheter au marché. Il faut le demander humblement. Savoir qu’on ne l’a pas, et méditer longuement sur les pages de l’Évangile. Cette affinité, cette familiarité nous met alors en communion avec l’Esprit Saint, avec l’esprit du Christ qui va nous aider à choisir la chose juste. Beaucoup de gens aujourd’hui, croyants ou non croyants, ont très peur de choisir, de s’engager dans quelque chose de définitif. Ils ont du mal aussi à faire des choix libres, ils sont comme portés par les événements.
Je crois, avec saint Ignace, que l’Esprit saint a une mission pour chacun de nous. Cette mission évolue. En ce qui me concerne, ma mission cette année n’est pas la même que l’année dernière. À chacun de la découvrir et de la redécouvrir. Cela ne se fait pas par un exercice de parole, d’exhortation, d’explication, mais par la fréquentation de la Bible qui nous permet d’entrer dans le dessein de Dieu. Parce que la Bible nous met dans le monde de Dieu. La Bible et les Exercices spirituels nous aident à surmonter nos difficultés à choisir, et aussi à faire des choix libres pour nos vies.
Comment l’identité chrétienne, dans ce monde, doit-elle être visible ?
Je ne me préoccupe pas tellement de la visibilité du chrétien parce que je pense que si le chrétien vit le sermon sur la Montagne, il est visible. La lumière du monde, ce n’est pas une lumière comme dans les grandes représentations, mais celle qui vient de la foi, de l’espérance, de la charité et du pardon, de l’humilité. C’est cela la visibilité de l’Église. C’est ce que l’on pourrait appeler le "milieu divin", c’est-à-dire le royaume de Dieu en nous et dans notre vie. Cela comporte aussi bien sûr une visibilité de l’Église hiérarchique, du Pape, des évêques... J’ai été évêque longtemps, je connais bien cela, mais je n’ai jamais été préoccupé de cette visibilité. J’ai toujours pensé que la visibilité la meilleure est celle qui découle de l’Évangile vécu.
Néanmoins la question se pose pour les chrétiens, on le voit par exemple aux JMJ. Le fait d’être ensemble, de manière un peu démonstrative, est important.
Oui, le fait d’être ensemble donne du courage, mais il ne faut pas pour autant croire que parce que nous sommes nombreux ensemble nous avons raison. Il faut toujours être ensemble mais avec le sens de l’Évangile. C’est mieux d’être peu selon l’Évangile que d’être nombreux sans l’Évangile. J’aime les grands rassemblements. Je les ai vécus moi-même, je les ai promus aussi. Mon diocèse est un grand diocèse. Il était facile de rassembler cinquante mille, voire quatre vingt mille personnes mais il ne faut pas être dupe de telles initiatives. Il faut les faire avec une préparation et un suivi. Sinon, tout cela reste en l’air.
Se pose la question de l’évangélisation.
Ce n’est pas simple. Je pense que c’est une question sur laquelle il faudrait discuter longtemps, parce qu’il y a des milieux qui sont comme clos, fermés à l’évangélisation : l’Inde, le monde musulman, le monde juif... Là, on peut difficilement proclamer l’Évangile. Mais évangéliser, ce n’est pas seulement proclamer, c’est aussi vivre l’Évangile. Et le faire circuler comme par contagion... Dans des milieux où l’hostilité à l’Évangile est le résultat d’une histoire longue et pénible, on peut le manifester par des actes sans forcément le dire explicitement, d’une manière qui serait immédiatement réfutée ou rejetée. Il faut faire comprendre que l’Évangile est un bien pour la vie de toute personne. Quand je lis le sermon sur la Montagne, par exemple, je me demande bien en quoi ce texte est confessionnel. Il s’adresse à tout le monde. Certains textes s’adressent plutôt aux chrétiens, mais la plupart touchent des couches de l’âme qui sont en chacun : ne pas s’accaparer la gloire de ce que l’on fait ; ne pas accumuler les richesses dans ce monde ; pardonner... Cela concerne aussi les personnes qui ne croient pas en Dieu, des bouddhistes, des musulmans...