Nous sommes le 28 mai 1944, à Nantes. Il est 23h30. Au deuxième étage d’un presbytère, un vicaire, l’abbé x…, lit son bréviaire. La journée a été particulièrement fatigante . Il va prendre enfin un peu de repos quand un violent coup de sonnette retentit à la porte du rez-de-chaussée. L’abbé se précipite dans l’escalier et va ouvrir. Il se trouve en face d’une dame qui joint les mains et lui dit :
- Monsieur l’abbé, vite, un jeune homme va mourir.
- Je prends ce qu’il faut pour lui donner l’extrême-onction, madame, et je vous suis …
- Mais il n’habite pas chez moi …
- Dans ce cas, soyez aimable d’écrire sur mon agenda le nom de la rue, le numéro et l’étage.
La dame entre dans le vestibule. Le vicaire la voit en pleine lumière. Elle peut avoir quarante ans et son visage est douloureux. L’abbé se souvient de l’avoir rencontrée une ou deux fois à l’église, quelques années auparavant. Mais il ignore son nom. La paroisse, il est vrai, compte 35000 âmes.
- Voilà l’adresse, faites vite, je vous en prie, Monsieur l’abbé !
Le vicaire jette un coup d’œil sur son agenda et lit « 7, rue Descartes, 2ème étage ».
- Comptez sur moi, madame, j’y serai dans dix minutes.
Les yeux de la visiteuse deviennent souvent très doux :
- Que Dieu se souvienne de votre charité, dit-elle, car vous étiez bien las … et qu’Il vous protège à l’heure du danger …
Puis elle fait un petit salut de la tête et s’enfonce dans la nuit.
Le prêtre enfile sa douillette et prend son nécessaire d’extrême-onction. Trois minutes plus tard, il est dans la rue déserte, marchant à grand pas. Soudain, une lampe électrique l’éblouit : c’est une patrouille allemande.
L’abbé montre son laissez-passer permanent et poursuit son chemin. A bout d’un quart d’heure, il est rue Descartes. Au 7, il y a un grand immeuble de cinq étages. Il entre, monte au deuxième et sonne. Un jeune homme, d’une vingtaine d’années, ouvre la porte et paraît surpris de voir un prêtre sur son palier :
- Bonsoir, monsieur l’abbé, dit-il respectueusement, auriez-vous besoin de quelque chose ?
- Non, dit l’abbé , je viens pour un malade … un mourant. C’est bien ici ?
- Il n’y a aucun malade chez moi, monsieur l’abbé.
- Je suis bien au 7, rue Descartes, 2ème étage ?
- Oui, mais je suis seul dans cet appartement et, vous le voyez, je n’ai rien d’un mourant … L’abbé est perplexe.
- Une dame est venue tout à l’heure au presbytère. Elle m’a dit que c’était urgent et m’a écrit ici l’adresse. Voyez vous-même. Et il montre la page de son agenda
- C’est étrange, dit le jeune homme, j’ai l’impression de reconnaître cette écriture … Qui est cette dame ?
- Elle ne m’a pas dit son nom. C’est une paroissienne que j’ai vue quelquefois avant la guerre.
- Comment était-elle ?
- Il est difficile de vous la décrire. Elle pouvait avoir une quarantaine d’années. Elle paraissait bouleversée.
- Dans son émotion, elle a sans doute fait une erreur … Je crois qu’il y a une rue Desportes ou Despartes du côté du Champ de Mars … Peut-être est-ce là qu’elle souhaitait que vous alliez ? Je regrette de ne pas avoir un plan de ville pour vous aider …
- Je vais me renseigner, dit le prêtre.
Déjà, il s’engage dans l’escalier. Mais le jeune homme le retient :
- Vous paraissez fatigué, monsieur l’abbé, voulez-vous entrer vous reposer quelques minutes ?
L’abbé est tellement essoufflé qu’il accepte et pénètre dans un studio garni de livres. Lorsqu’il est assis, il regarde attentivement son hôte :
- Il me semble vous avoir vu autrefois au catéchisme ou au patronage ?
- Oh ! il y a bien longtemps, monsieur l’abbé …
- Vous avez décidé de ne plus pratiquer ?
- Décidé ? Non, cela s’est fait insensiblement … On manque une messe, deux messes, puis un jour on cesse d’aller à l’église …
- Le regrettez-vous ?
- Parfois …
Alors l’abbé entreprend avec beaucoup de douceur de ramener au bercail cette brebis égarée. La tâche n’est pas difficile. Au bout de quelques minutes, le jeune homme parle de sa mère, qu’il a perdue en 1939, puis, très ému, déclare qu’il désire se confesser.
Après l’absolution, il serre la main du prêtre.
- Je suis très heureux de vous avoir vu. Cette erreur est vraiment providentielle … Dans un récit qu’il a laissé de cette soirée, l’Abbé écrit : « Je le quittai, l’ayant réconcilié avec Dieu » …
Il se hâte maintenant vers le presbytère où se trouve un plan de Nantes qui lui permettra de trouver la rue Desportes. Comme il aborde la rue du Calvaire, un coup sonne au clocher de Saint-Nicolas. L’abbé regarde sa montre : une heure et quart. Il presse le pas.
Soudain, un bruit assourdissant éclate au-dessus de sa tête : l’alerte ! Aussitôt, toutes les sirènes de la ville mêlent leurs hurlements sinistres et, dans les immeubles, les familles dégringolent les escaliers pour se réfugier au fond des caves.
L’abbé, qui est encore loin du presbytère, s’élance au pas de course. Il n’a pas fait deux cent mètres que la première vague de forteresse volantes s’annonce par un bourdonnement qui fait vibrer les vitres. Presque aussitôt, le bombardement commence et le prêtre n’a que le temps de se précipiter dans un abri. Pendant trois quarts d’heure, l’explosion des torpilles et des bombes incendiaires fait trembler la ville. Puis la dernière vague de bombardiers s’éloigne. C’est fini.
« Quand je sortis, écrit l’abbé , de grandes lueurs éclairaient les toits de la cité. Il y avait au moins deux cent foyers d’incendie. Je me rendis au poste de secours le plus voisin. Là, plusieurs centaines de morts et de blessés étaient rangés dans une cour. Il en arrivait sans cesse de nouveau : femmes, enfants pour la plupart. Au front, je n’avais pas vu de boucherie aussi atroce. J’allai de l’un à l’autre, donnant l’absolution ou traçant sur les front inanimés une rapide extrême-onction. »
Soudain, il doit s’appuyer contre la muraille.
- Qu’avez-vous, monsieur l’abbé ? demande un des médecins du poste de secours. C’est un de vos parents ?
- Non, un paroissien.
Parmi les corps que les secouristes amènent sans cesse, l’abbé vient de reconnaître celui du jeune homme de la rue Descartes.
« Il y a une heure à peine, écrit-il encore, je l’avais laissé plein de vie, bouleversé de joie par le pardon de ses péchés. Et ses paroles me reviennent : « Vous faites erreur, monsieur l’abbé, il n’y a pas de mourant ici ; je suis en bonne santé. Et il riait ! Il était au bord de son éternité, et il n’en savait rien ! … »
L’abbé fouille la veste du jeune homme et en tire un portefeuille où il tire une carte d’identité au nom de R… N…, né en 1922, des tickets d’alimentation, une lettre jaunie et des photos. L’une d’elle représente une femme d’une quarantaine d’années que le prêtre reconnaît immédiatement. C’est la visiteuse qui est venue tout à l’heure le supplier d’aller au 7 de la rue Descartes … Au dos de ce portrait, il lit ce simple mot : « Maman ». Puis il déplie la lettre et voit l’écriture : elle est exactement semblable à celle qui se trouve sur son agenda …
N.B. : Extrait de Guy Breton et Louis Pauwels, « Histoires Magiques de l’Histoire de France ».