Les nouvelles menaces
contre la France
Par Isabelle Lasserre
28/05/2008 | Mise à jour : 21:31 |
Commentaires 10 .
Exercice
de simulation d'attaque terroriste en 2002 dans le camp militaire de
Canjuers (Var). Le fait qu'il n'y ait pas eu d'attaque sur le
territoire national depuis 1995 rappelle que la France sait répondre au
risque terroriste.
Crédits photo : ASSOCIATED PRESS
EXCLUSIF
- Le livre blanc sur la défense, que le président Sarkozy s'apprête à
publier, fait le point sur les risques auxquels notre pays est exposé. Le Figaro lève le voile sur ce document clé. La
première fit tomber en une nuit le mur de Berlin, en 1989. La seconde
fit voler en éclats le communisme et l'URSS en 1991. La troisième fit
s'effondrer les tours du World Trade Center de New York en
septembre 2001. Trois «surprises stratégiques» qui ont profondément
changé le monde. Sans entraîner de rupture grave, les essais nucléaires
pakistanais en 1998 ou la découverte d'un réacteur atomique en Syrie
probablement fourni par la Corée du Nord et détruit par Israël en
septembre 2007, ont aussi débarqué de façon impromptue sur l'échiquier
international. L'histoire est jalonnée de ce type d'événements
qui prennent une forme à laquelle nul n'avait jamais songé. «Mais
aujourd'hui, explique Bruno Tertrais, chercheur à la Fondation pour la
recherche stratégique (FRS) à Paris, la surprise est devenue un élément
structurant du contexte stratégique.» Tous les quinze ans
environ, le gouvernement français demande à une commission d'experts de
rédiger un livre blanc pour définir une stratégie globale de défense,
basée sur une analyse des risques qui menacent la France. Le précédent
date de 1994. Le chef de l'État, Nicolas Sarkozy, doit présenter le
17 juin les conclusions du nouveau livre blanc, sur lequel une
trentaine de spécialistes planchent depuis neuf mois. 1994-2008 :
entre les deux documents, le contexte stratégique mondial a changé de
façon dramatique. Et avec lui, les ennemis. Il y a quatorze ans, le
monde s'adaptait à la sortie de la guerre froide. L'ordre bipolaire
avait vécu. Paris s'inquiétait de l'explosion des guerres balkaniques,
mais avait bon espoir que la Russie de Boris Eltsine, libérée du joug
communiste, rejoigne le camp démocratique et européen. Vu d'Occident,
le monde allait plutôt bien. L'Europe avait de grandes ambitions.
L'espoir dominait au Proche-Orient. Rien d'étonnant, donc, à ce que le
précédent livre blanc mette l'accent sur la nécessité d'accompagner la
transition des pays d'Europe centrale et orientale, qu'il souligne
avant tout les risques de prolifération nucléaire et qu'il s'inquiète
des extrémismes religieux et nationalistes.
L'Asie, principal cauchemar des stratèges Aujourd'hui,
le contexte est sombre comme il l'a rarement été. Depuis les attentats
du 11 septembre 2001 perpétrés par al-Qaida aux États-Unis, le
terrorisme a brusquement changé d'échelle. Il s'est aussi
déterritorialisé, jusqu'à prendre racine au cœur des pays occidentaux.
Les Anglo-Saxons parlent de «home ground threat» pour désigner les
populations ayant épousé l'idéologie islamiste et menaçant directement
le pays dans lequel elles sont installées. La France, qui ne se
connaît pas d'adversaire étatique déclaré, est particulièrement
concernée par le terrorisme. L'ancien GSPC algérien (Groupe salafiste
pour la prédication et le combat) devenu en 2007 al-Qaida au pays du
Maghreb islamique (AQMI), l'a nommément désignée comme ennemi. L'arme
nucléaire, surtout si l'on imagine qu'elle puisse un jour être utilisée
par des terroristes, est un sujet de préoccupation constante depuis la
découverte, en 2003, du réseau pakistanais du Dr Khan, qui, en
essaimant jusqu'en Libye et en Corée du Nord, a révélé l'ampleur de la
prolifération atomique. L'inquiétude a été aggravée par l'incapacité de
la communauté internationale à stopper le programme nucléaire iranien. Au
conflit israélo-palestinien se sont ajoutées la guerre en Irak, la
crise libanaise et ses connexions syriennes et iraniennes, sans compter
l'instabilité en Arabie saoudite et en Égypte. Les nouvelles du
Moyen-Orient sont d'autant plus mauvaises que les conflits sont
désormais interconnectés, et en partie rythmés par les activités
diplomatiques et guerrières du Hezbollah. Malgré les tentatives de
réformes politiques au Maroc, la situation au Maghreb ne s'est pas
améliorée depuis 1994 : les réseaux terroristes se sont, au contraire,
consolidés. L'Asie qui, depuis le début des années 1990, a
renforcé sa posture stratégique, donne des cauchemars aux stratèges.
Taïwan vit désormais sous la menace directe des missiles balistiques
chinois, sciemment dirigés vers l'île pour empêcher toute velléité
d'indépendance. Le contentieux entre la Chine et le Japon, qui
sommeille aujourd'hui, peut à tout moment se réveiller. Malgré les
efforts de l'Administration américaine, la question de la Corée du Nord
et de son programme nucléaire n'est pas résolue. Et personne ne peut
exclure une nouvelle guerre entre l'Inde et le Pakistan, deux
puissances nucléaires. Tout cela a un impact direct chez nous.
«Rien de ce qui se passe de majeur dans cette région ne peut nous être
étranger», prévient Thérèse Delpech, directeur des Affaires
stratégiques au Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et membre de la
commission sur le livre blanc. Un événement important en Asie aurait
des conséquences économiques et financières immédiates dans le monde
occidental et donc en France. Mais il aurait aussi, en raison de la
mondialisation, des conséquences au Proche-Orient et au Moyen-Orient,
une zone d'influence de la France où elle peut être amenée, comme au
Liban avec la Finul, à intervenir pour secourir la paix. Déception,
également, du côté de la Russie, que l'Occident rêvait d'intégrer dans
son espace. La rhétorique antioccidentale du Kremlin, ses tentatives
d'empêcher l'Ukraine de rejoindre le Partenariat pour la paix de
l'Otan, sa diplomatie énergétique agressive ont alourdi les relations
entre la Russie et l'Europe. De Moscou à Pékin, en passant par Téhéran,
«nous assistons au retour des politiques de puissance, assises sur de
fortes pressions nationalistes», déplore Thérèse Delpech. Le
contexte est d'autant plus inquiétant qu'il s'accompagne, selon cette
experte des questions stratégiques, d'un «déclin de l'influence
américaine dans le monde». L'optimisme dont était entouré, en 1994, le
mandat de Bill Clinton, a depuis été tempéré par l'embourbement de la
puissance américaine en Afghanistan et en Irak. Dix-sept ans
après la fin de la guerre froide, le risque d'un conflit interétatique
auquel serait mêlée la France est considéré comme minime par les
experts. En revanche, la France, à qui le siège permanent dont elle
dispose au Conseil de sécurité des Nations unies donne des
responsabilités particulières, «devra se projeter dans les années qui
viennent dans des conflits plus étoffés, type Afghanistan, avec une
nette tendance au durcissement», affirmait récemment le chef
d'état-major des armées, le général Jean-Louis Georgelin, lors d'un
colloque consacré à la défense.
Les dangers de la cyberguerre Absentes
du précédent livre blanc, le document 2008 s'attarde longuement sur
deux menaces d'un genre nouveau. D'abord, les cyberattaques,
c'est-à-dire les agressions menées via le réseau Internet qui ciblent
les centres de commandement ou les données essentielles détenues sur
ordinateur. «Le cyberespace s'est affirmé comme le cinquième espace de
bagarre dans le monde», explique Bruno Tertrais. Les grands États,
notamment les États-Unis, investissent massivement dans le cyberespace. Certains
pays, notamment la Russie, n'hésitent plus à lancer des cyberguerres.
Parce qu'elle voulait retirer du centre-ville un monument à la gloire
de l'ancienne Armée rouge soviétique, l'Estonie s'est attiré les
foudres de Moscou en 2007. Pendant plusieurs jours, les sites
stratégiques du pays ont été pris d'assaut par des pirates russes. Ces
derniers ont lancé, de plus, plusieurs attaques contre le Pentagone
américain. Ensuite, le livre blanc s'inquiète des changements
climatiques, dont les conséquences sur les agricultures des pays
pauvres, au Moyen-Orient ou en Afrique, risquent d'affecter directement
la France, en termes de pression migratoire notamment. D'un livre blanc
à l'autre, beaucoup d'illusions ont été emportées par les eaux du
tsunami qui s'est abattu sur les côtes du Sud-Est asiatique en 2004 ou
balayées par le cyclone Katrina qui a ravagé la Nouvelle-Orléans en
2005. Dans la même catégorie de menaces, les experts classent aussi les
pandémies, qu'elles soient d'origine naturelle, comme la grippe
aviaire, ou terroriste, par le biais d'une attaque bactériologique. Pour
faire face à ce type de menaces, la France est-elle suffisamment
armée ? Puissance nucléaire militaire, elle possède aussi la capacité
d'intervenir hors de ses frontières. Le nombre important d'attaques
terroristes qui ont été déjouées sur le sol français depuis 2001 et le
fait qu'il n'y ait pas eu d'attaque majeure sur le territoire depuis
1995 rappellent que la France sait répondre au risque terroriste, en
s'appuyant notamment sur le renseignement humain. Mais ce n'est pas
assez pour se rassurer. «Sept ans après septembre 2001, le système et
les procédures françaises ne me semblent pas optimisés pour faire face
à une crise intérieure majeure, qu'il s'agisse de terrorisme, de
pandémie ou de catastrophe naturelle», prévient Bruno Tertrais. Informés
par le livre blanc de la réalité des menaces, l'armée et les services
de sécurité vont désormais mener les adaptations nécessaires. Reste à
savoir comment la France mariera, dans le détail, l'analyse des experts
à la rigueur budgétaire.