- boulo a écrit:
- Un grand merci pour ces présentations de Soloviev !
Conférence donnée au deuxième "Colloque Vladimir Soloviev", à Moscou, le 24 septembre 1992, Istina XXXVII (1992), pp. 253-283.On a appelé parfois Vladimir Soloviev "l’Origène des temps modernes". On peut établir, en effet, entre Origène et
Soloviev, de nombreux points de comparaison. Comme Origène,
Soloviev fut aux prises avec l’esprit de son époque et a abordé les questions métaphysiques les plus profondes. Comme Origène, il a laissé des écrits intuitifs, inspirés, qui sont des essais plutôt que des traités théologiques et souvent des visions plutôt que des discours. Comme Origène, il a rencontré incompréhensions et contradictions. Comme lui, il fut fasciné par les idées du bien, du vrai et du beau et il dut s’employer à montrer la transcendance de la tradition biblique. Ses aperçus sont parfois fulgurants. Il a eu le regard tourné vers le temps qui vient, vers l’avenir, vers les réalités éternelles.
Soloviev a composé une œuvre pénétrante et variée qui rejoint les grandes questions de l’époque des Pères de l’Eglise et, comme nous le verrons dans les pages qui suivent, sa pensée fortement marquée par l’histoire et par l’eschatologie, se forma et se tint constamment, de même que celle d’Origène, en lien avec celle du judaïsme. Relue dans cette perspective, dans un contexte élargi et pas seulement étroitement confessionnel, la pensée de
Soloviev garde de nos jours sa force de rupture et soulève des questions à peine entrevues en son temps (1). Il se pourrait qu’elle ait un jour une influence comparable à celle d’Origène dans l’antiquité.
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A la fin de sa brève existence, dans le Court récit sur l’Antéchrist, qui clôt les Trois Entretiens (2), Vladimir
Soloviev a rédigé un texte inattendu, ayant pour effet de mettre en cause la vision chrétienne courante de l’histoire, les conceptions œcuméniques (3), et, en particulier, ses recherches antérieures sur la "théocratie" (4). Opérant un revirement total des idées en vigueur, il a mis ainsi le sceau à son œuvre personnelle par un ouvrage insolite, à la fois d’exégèse et de fiction, à la frontière de l’utopie et de l’apocalypse.
Cet essai, qui fut pour lui une façon d’exprimer un dernier jugement sur l’avenir du christianisme, se présente comme un testament, laissé inachevé et partiellement révélé, attribué à un certain moine Pansophius. La dernière partie de ce document nous demeure inconnue et serait enterrée avec son auteur à Moscou au monastère Danilovsky. Selon ce personnage énigmatique, qui dissimule dans son nom quelque trait de la personnalité de
Soloviev lui-même, les événements qui se produiront à la fin des temps ne sont pas encore arrivés mais ils sont déjà là, et faciles à entrevoir, car ils sont déjà joués (5).
Soloviev s’est affronté toute sa vie au système spéculatif de l’Absolu proposé par l’idéalisme allemand comme système de pensée totalisant l’histoire. Dans le Court récit sur l’Antéchrist, la question fondamentale est toujours celle de l’Absolu, mais celle-ci surgit maintenant soudain dans l’horizon de la guerre, du mal et de la mort.
Car voici qu’en ce tournant du XXe siècle, toute la pensée abstraite, idéale et, somme toute heureuse du siècle précédent, que
Soloviev n’avait cessé de fréquenter et de discuter, est récusée.
Soloviev s’inscrit ainsi dans la haute trilogie des penseurs posthégéliens - Kierkegaard,
Soloviev, Rosenzweig - qui ne se veulent plus des "maîtres", qui ont fait lever une méditation d’un autre type et perçu qu’il fallait pour cela revenir "au point de vue de la Révélation". Pour chacun de ces trois penseurs, le retour à la foi a connu un moment existentiel, signifié dans sa propre vie (6), et s’est revêtu d’une dimension philosophique : ils ont remis la transcendance au-dessus de l’absolu du Système. Mais, c’est chez
Soloviev que cette décision de prendre à revers le Jugement de l’Histoire par un appel au Jugement divin a revêtu la forme la plus dramatique : le moment de l’Histoire est renvoyé délibérément à un moment autre, celui de la fin même de l’Histoire. Ici la philosophie occidentale comparaît devant le tribunal d’une eschatologie prophétique.
L’étonnant, dans le cas de
Soloviev, c’est que ce revirement ne tombe pas de la bouche de quelque prophète moderne désincarné, mais d’un philosophe, qui n’a pas cessé un seul instant de s’efforcer de comprendre ce que cela signifie que de mentionner le Nom divin. Théologien,
Soloviev le fut par vouloir de philosophe. Et la volte-face finale, l’appel au non-philosophique et le retour à la Révélation procède [je maintiens le singulier] de cette volonté même.
Soloviev, comme Rosenzweig, avait commencé par vouloir être un penseur de l’histoire et de l’Etat et par se mettre à l’école de Hegel. Lecteur de Platon, il n’avait pas ignoré l’importance du problème politique et, fils du plus grand historien des théories de l’Etat en Russie, il avait longuement médité sur l’interférence du pouvoir dans l’histoire du droit et dans celle des dogmes chrétiens. Il ne fait pas partie de ces théologiens qui congédient la Phénoménologie de l’Esprit avant de l’avoir lue (7). Toute son œuvre a consisté à consisté à philosopher contre la logique du concept, mais en s’appuyant sur elle. Par là, sa philosophie comporte de nombreux points communs avec celle du "second Schelling".
La parenté de
Soloviev avec les grands penseurs du XXe siècle est frappante. Son recours à l’eschatologie n’est pas anhistorique de la totalité, d’une subjectivité issue de la crise de l’identité ; il est l’effet en quelque sorte d’une implosion de la pensée. Son eschatologie devient l’horizon même de l’histoire.
Le rapport du chrétien au monde est chez
Soloviev, mais résulte d’une lecture critique de l’histoire, d’un refus intensément eschatologique. C’est dire que sa pensée implique à la fois un jugement et une position renouvelée du christianisme. En rejetant la vision optimiste de la fin de l’histoire,
Soloviev venait secouer l’atmosphère sereine de l’Europe du début de ce siècle. Il venait stigmatiser un monde bercé d’illusions et d’idéologies où les Eglises, liées à des Etats et solidement établies, apparaissaient tantôt comme inspiratrices, tantôt comme prisonnières.
Cette façon de placer le présent sous les feux des événements ultimes afin de mettre les questions actuelles les plus brûlantes sous le regard de la fin pouvait se réclamer de la lecture chrétienne antique. Déjà l’auteur de l’Apocalypse interpellait les Eglises d’Asie dans ses Lettres aux sept Eglises (Apoc 1-3) pour dénoncer leur assoupissement. Origène s’était appuyé sur l’annonce des "cataclysmes universels" du moyen-platonisme pour faire entrevoir la purification du monde par le feu cosmique, ce qu’il appelait l’apocatastase, étape nécessaire avant la fin des temps, qui verrait la restauration de toutes choses - et de l’Eglise - dans leur intégrité première. De même,
Soloviev a su invoquer le ton nouveau - évoqué déjà par Kant - le ton supérieur (8), apocalyptique, de l’historiographie et de la philosophie de la fin du XIXe siècle, perceptible dans les universités et dans les Eglises, pour se tourner vers les événements encore attendus et à venir. Origène, plus cosmologique, à l’instar des platoniciens de son temps, avait invoqué le livre de la Genèse pour expliquer l’Apocalypse ;
Soloviev, plus historique et plus prophétique, comme les moralistes modernes, a eu recours au Livre de Daniel pour éclairer la fin de l’histoire. Mais c’est comme Origène, sous l’exigence et dans la perspective d’une reductio ad integrum, entendue cette fois non comme une loi du monde mais comme une espérance, qu’il présente sa vision de la fin (9). Pour l’un comme pour l’autre, il faut que les forces du mal à l’œuvre dans l’histoire aient été rendues manifestes, aient épuisé leurs virtualités latentes et soient vaincues pour que le monde puisse être ramené enfin à l’intention première du Créateur. L’un comme l’autre ont su ainsi faire apparaître la figure du Christ inscrite sur la courbe du temps et présente à l’aube comme à l’horizon de l’histoire humaine. Nécessité de la référence cosmique pour une vision intégrale de l’histoire ? Telle est en effet la question qui leur est commune. On ne saurait trop souligner la permanence et la résurgence chez
Soloviev de la grande vision initiale chrétienne du lien entre la foi et l’histoire.
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Dans la Préface qu’il a rédigée à la fin de sa vie pour les Trois Entretiens,
Soloviev a expliqué comment l’idée de composer un récit d’anticipation s’était imposée à lui, non pas dans un désir de science-fiction provoquée par le choc du futur, ni comme un rêve utopique venu d’une fuite en avant par rapport au mouvement de l’histoire, mais comme la seule façon possible d’aborder la plus insoluble des questions auxquelles fait face l’homme moderne : la question de la réalité du mal. "A l’origine, écrit-il, j’avais rédigé ce texte sous la forme d’un entretien semblable à ceux qui précédaient et avec la même dose de badinage, mais une critique amicale me persuada qu’un tel moyen d’exposition, en l’occurrence, ne convenait pas" (10). C’est donc à la fois par rigueur philosophique et par lucidité théologique que
Soloviev a composé cet essai qui, au premier abord, ne répond guère aux exigences habituelles de la philosophie ni de la théologie.
On sait que, depuis l’époque des Lumières, le problème du mal est devenu la pierre d’achoppement de toute théodicée et de toute éthique. Par l’insuffisance même de leurs réponses, la philosophie de Leibniz et l’idéalisme allemand ont révélé leur insurmontable étroitesse dans la façon de poser la question du mal, mais en même temps ils ont conduit à la conclusion qu’aucun discours cohérent ne peut en donner l’explication dernière ni le saisir réellement (11). Toute ébauche d’analyse du mal par la raison se révèle attentatoire à la bonté de Dieu qu’elle prétend expliquer. Les philosophes, en effet, ont toujours buté sur la souffrance de l’innocent. Le mal n’est pas une erreur de la création. Il est un scandale. La pensée russe du XIXe siècle, plus familière que d’autres avec l’irrationnel, a eu une perception vive de ce paradoxe. Tolstoï et Dostoïevski s’en sont fait l’écho de façon vibrante dans leur œuvre romanesque.
Comme on l’a parfois remarqué, les moralistes eux-mêmes parlent de tout sauf du mal ; ils ne voient pas le mal. La difficulté que tout législateur éprouve pour saisir où se cache la malice du mal oblige d’en appeler au-delà de la morale. Tout se passe en effet comme si le mal ne pouvait être perçu que par celui qui en est la victime. Car le mal est d’abord un malheur. Tout se passe comme si le mal révélait l’existence d’un pouvoir caché et pernicieux de porter atteinte à autrui. Le mal a pour origine une volonté pervertie. Celui qui fait le mal, comme le dit l’expression populaire, fait le malin. Tout se passe comme si le mal démontrait peu à peu sa puissance par son efficacité dans l’histoire. Le mal est mieux décrit sous la forme personnelle du Malin que sous la forme abstraite d’un principe. Et ce dernier semble préparer sa manifestation en puissance et en gloire dans le monde à titre de rival ou de grimace du Christ.
I
Le revirement de l’idéalismeDans la première partie de sa vie, qu’on a coutume d’appeler sa période "sophiologique",
Soloviev n’avait cessé de lutter contre ce qu’il appelait les "principes abstraits". Son œuvre ultime peut donc apparaître comme l’aboutissement de sa critique de la philosophie idéaliste.
La Critique des principes abstraits est sous-tendue par la perception qu’il y a deux moments fondamentaux aux origines de la pensée : l’avènement des Idées, qui culmine dans l’œuvre de Platon, et la révélation de l’Exode, qui a trouvé son accomplissement dans la manifestation à Moïse du Nom divin. Entre ces deux moments,
Soloviev établit un rapport étroit, au point de penser qu’il y a un lien entre le premier, l’émergence des Idées, et le second, l’événement de la révélation biblique de la personne divine.
Dans les Fondements spirituels de la vie, ouvrage qui clôt en quelque sorte cette première période,
Soloviev a repris encore cette analyse et il souligne que le trait spécifique de la religion juive est que les Juifs croient en un Dieu personnel (12). Les prophètes ont annoncé, non pas un avenir utopique mais la venue du Messie personnel. Il ne s’agit pas ici d’une idée mais d’un événement historique. Mais
Soloviev ajoute maintenant une considération non plus idéale et théorique, mais existentielle et historique. Pendant longtemps, écrit-il, le monde fut dominé par les idées grecques, qui paraissaient représenter la pointe avancée de la raison et de la religion, jusqu’au jour où celles-ci ont conduit à une crise universelle. C’est alors que le christianisme a fait son entrée dans l’histoire. Voici le texte capital :
Lorsque les idées et les principes dominants qui remplissaient le monde gréco-romain firent faillite, révélant précisément l’insuffisance des idées en général pour lutter contre le mal, alors l’incarnation de la vérité en une force vivante et personnelle fut réellement requise. Et lorsque la vérité extérieure, humaine, de l’Etat se fut concentrée en une seule personne vivante, dans un homme divinisé, le César romain, alors la Vérité divine, annoncée aux patriarches, aux rois et aux prophètes d’Israël, se manifesta en la personne du Dieu incarné, Jésus-Christ" (13).
L’eschatologie de l’être chez Schelling et SolovievTout au long des essais qui jalonnent cette partie de son œuvre,
Soloviev, dans une visée non seulement philosophique mais théologique, s’était engagé dans un débat avec ce que l’idéalisme allemand a appelé le "processus historique" (Weltprozess). "Selon une façon de voir connue, rappelle-t-il dans sa Préface aux Trois Entretiens, l’histoire universelle est le jugement universel de Dieu : die Weltgeschichte ist das Weltgericht" (14). Il y eut une époque, en effet, où cette thèse, hégélienne par excellence, qui emprunte à l’Evangile de Jean sa notion de Jugement (krisis), a pu paraître, même à certains chrétiens, comme la quintessence de l’histoire du christianisme. En réalité, cette thèse qui érige l’histoire du monde en clef du Jugement, est le plus grand détournement de l’eschatologie chrétienne jamais vu dans l’histoire.
C’est pour cette raison que
Soloviev n’a cessé de critiquer l’idéalisme allemand. Il a toujours gardé toutefois un préjugé favorable à l’égard de Schelling (15). Peut-être accordait-il au philosophe de l’identité d’avoir, en face de Hegel, lutté contre les "principes abstraits" en vue de sauvegarder la spécificité et l’unicité de la révélation biblique. Il y a ainsi une parenté entre la philosophie de Schelling et la théologie de
Soloviev. Tous deux entendent que la foi ne soit pas suspendue simplement à la lettre du dogme, mais soit rattachée à des données éthiques, historiales (16). Le christianisme, comme le judaïsme, ne peut s’expliquer par lui-même comme une vérité tombée du ciel. Il n’est pas entré dans l’histoire en un instant, sans coup férir. Dans son origine comme dans sa fin, il doit être mis en relation avec la destinée humaine, il donne son sens au temps et il est porteur d’une eschatologie (17).
Soloviev avait lui-même, pendant un certain temps, cru avec intensité au progrès et il s’était attaché à élucider les formes du développement des idées sous l’influence du christianisme. Convaincu que, par delà sa prétention conceptuelle, l’idéalisme philosophique puisait son ressort profond dans des sources traditionnelles cachées, provenant de la Bible et de la pensée grecque (18), il avait cherché à découvrir ce qui s’annonce dans l’histoire du monde en tant qu’histoire voulue par Dieu. Il avait, après une phase d’athéisme, épousé l’idée que dans l’histoire humaine s’accomplit l’incarnation de la Sagesse divine, la manifestation de la Sophia (19).
Influencé successivement par le slavophilisme, par les théories étatiques russes dont son propre père, Serge
Soloviev s‘était fait l’historien, et par les idées byzantines, il avait commencé d’élaborer dans divers écrits toute une philosophie de l’histoire chrétienne. Celle-ci, à vrai dire, nous paraît aujourd’hui assez déroutante et fort peu réaliste, mais elle était dans l’air du temps et correspondait à un besoin qu’avait l’orthodoxie de se penser elle-même.
Soloviev a cru longtemps que l’Eglise avait pour fin d’instaurer sur terre une politique conforme au vouloir de Dieu, de conduire le monde à la "théocratie". Il a certainement pensé qu’il revenait à l’Eglise de faire coïncider le réel avec l’idéal. Ce n’est qu’avec le temps qu’il en vint peu à peu à comprendre de l’Eglise ne saurait être d’imposer au monde la perfection idéale d’un régime politique. Le Royaume de Dieu ne doit pas être imposé, mais annoncé.
Soloviev percevra même que l’Eglise ne doit annoncer ni "l’évangile de la vérité" (comme Valentin), notion qui peut être l’objet de déviations gnostiques, ni même "l’évangjle de l’amour" (comme Tolstoï), qui peut être une source de captation d’autrui au nom de la charité et de comportements mensongers, mais "l’évangile du Royaume", qui est l’œuvre de Dieu lui-même et requiert le concours des hommes (20). Ce sera désormais l’un des mots-clefs de sa pensée.
Les falsifications du christianismeMais le Royaume de Dieu est toujours "aux mains des violents" (Mt 11, 12). Et le Christ n’a pas imposé le Royaume par la force (1 Tm 3, 3). Le Royaume, quand il viendra, fera irruption, entrera par effraction (Lc 19, 11 ; I Th 5, 2 ; Ap 3, 3 ; 16, 15). Et en attendant, il tarde (Ap 6, 10). Quelle est donc la cause du retard du Royaume ? Quel est "l’obstacle" qui empêche la venue du Christ ? (2 Th 2, 7. Telle est la question chrétienne par excellence. Elle a reçu dans l’histoire des réponses diverses. Selon les interprétations, l’obstacle serait l’Empire (romain), ordre établi légitime qui s’oppose aux dévastations venant du Malin, ou bien la prédication apostolique (qui empêche l’adversaire du Christ d’accomplir son œuvre, ou bien, à l’inverse, caché mais déjà à l’œuvre, l’Antéchrist qui contrarie l’action de l’Eglise. Pour
Soloviev, dans un premier temps, l’imposture majeure qui retarde la venue du Royaume est l’intrusion ou infiltration du mal dans le domaine même du bien. Telle est la fraude, la fourberie, la perfidie suprême, ce qu’il a appelé la "falsification du bien", dimension que les apologètes des Eglises omettent le plus souvent de considérer (21). Dans une phase sombre de sa critique de l’Eglise, ce fut l’idée qui domina toutes ses réflexions.
Les trois principales "falsification du bien" correspondent pour
Soloviev aux trois tentations auxquelles Satan a soumis le Christ et auxquelles le Christ a successivement résisté (22). L’humanité, c’est-à-dire l’Eglise, doit y être soumise à son tour, mais, selon
Soloviev, dans l’ordre inverse du Christ. La dernière tentation du Christ et la première à laquelle a été soumise l’humanité, c’est celle qui a consisté à forcer autrui à faire le bien et à vouloir le faire entrer de force dans le Royaume. C’est pour l’Eglise, la tentation politique et ce serait la tentation à laquelle aurait cédé l’Eglise romaine en prenant à sa charge les structures du pouvoir impérial, en devenant "féodale" au lieu de demeurer "théologale". Il en a résulté en Occident le conflit du pouvoir spirituel et du pouvoir séculier et la querelle des investitures (23). La seconde tentation, l’orgueil de l’esprit, est celle qui provient d’une confiance en soi-même conduisant à la supériorité à l’égard de l’autre, "infidèle". Elle est cette déviation qui, au nom même de la foi, soit à l’objectivisme dogmatique (affirmation de l’adage "Hors de l’Eglise point de salut"), soit à la certitude subjective du "salut par la foi". Elle a mené au rationalisme tant philosophique que théologique qui a conduit à l’époque de la Renaissance et de la Réforme à la séparation des "deux règnes". De là sont nées les deux attitudes inverses du déisme areligieux et du fondamentalisme piétiste. Pour
Soloviev, la seconde tentation serait surtout l’erreur du protestantisme (24). La troisième tentation est celle de l’empirisme et elle a conduit l’homme moderne à demander au progrès matériel de réaliser le paradis sur terre. Elle a abouti à la coupure entre le domaine de la foi et celui de la vie et aux deux idéaux mobilisateurs de l’époque moderne : le nationalisme et le socialisme. La vie est de plus en plus réglée par les lois de l’Etat laïc et la foi a dû se réfugier dans la vie privée. L’Eglise est réduite au culte et abandonne au pouvoir séculier la gestion du politique. A cette dernière tentation, toutes les confessions chrétiennes sont menacées de succomber. Telles sont, pour
Soloviev, les déviations de la doctrine du Royaume qui portent atteinte à la vérité du christianisme et surtout au véritable rapport de l’Eglise avec le monde.
En bon slavophile,
Soloviev a pu un instant penser que Byzance et la Russie avaient miraculeusement échappé aux trois tentations auxquelles l’Occident avait succombé. L(Orthodoxie a gardé la vérité. Mais le trésor de l’Orthodoxie n’a pas fructifié. Il est demeuré caché dans l’âme de ses moines et de ses fidèles. L’orthodoxie n’est demeurée pure que parce qu’elle n’a pas créé de "culture chrétienne" (25). Ce risque, l’Occident a accepté de le courir, et il a dû en payer le prix : la naissance concomitante d’une culture antichrétienne. C’est là la cause de sa crise moderne. Mais c’est là aussi sa supériorité sur l’Orthodoxie. L’Occident est en prise avec la dynamique du monde vers son avenir.
Dans sa critique de l’Occident,
Soloviev s’était montré d’abord le véritable héritier des slavophiles. Il avait fait sienne l’opposition, forgée par Khomiakov, entre "l’erreur manifeste de l’Occident" et "l’infaillibilité secrète de l’Orthodoxie". Mais à partir de 1885, il écarte de plus en plus cette analyse. D’une part il inclut la Russie dans le processus historique de l’Occident, ce dont il félicite Pierre le Grand, et d’autre part, il justifie l’Eglise de Rome pour son effort d’évangélisation des cultures, effort qui n’est que le prolongement de l’oeuvre entreprise jadis dans le monde grec par les Conciles et les Pères de l’Eglise.
Soloviev tente alors de réconcilier l’Orient et l’Occident au nom d’un principe théologique commun tiré des conciles. Par le Pseudo-Denys et Maxime le Confesseur, dit-il, les deux parties de l’Eglise, celle d’Orient et celle d’Occident, ont confessé toutes deux au troisième Concile de Constantinople l’appel chrétien à la liberté. Comme le Christ a été doté dans sa nature humaine d’une authentique volonté et d’une véritable liberté, l’Eglise est elle aussi dans le monde son principe de liberté. C’est grâce à cette liberté qu’elle peut promouvoir le Royaume dans ses trois aspects principaux : la vie sacramentelle, le développement dogmatique et l’instauration de la "théocratie". Le Royaume de Dieu ne vient donc pas d’en haut, et il n’est pas gardé que par l’orthodoxie. Il est, au cœur de l’histoire du monde, l’œuvre de l’Eglise tout entière (26).
II
Le judaïsme et la question chrétienneC’est au cours de la seconde période, dite "théocratique" (1881-1883), au cours de laquelle
Soloviev était préoccupé surtout par le problème de l’Etat et par le rapport de l’Eglise avec le monde, qu’il écrivit l’opuscule Le judaïsme et la question chrétienne (1884) (27). Cet écrit témoigne d’une compréhension du judaïsme exceptionnelle pour un homme du XIXe siècle. A cet égard,
Soloviev est un précurseur. Mais cette phase de sa pensée est demeurée longtemps inaperçue et est encore aujourd’hui mal comprise.
Dès les premières pages,
Soloviev rappelle la permanence du conflit historique entre les juifs et les chrétiens avec cette vigueur éclatante qui le caractérise. Il part de l’accusation de "déicide" faite au peuple juif, accusation qui servait de leitmotiv aux pogroms : "Si le Christ n’est pas Dieu, alors les juifs ne sont pas plus fautifs que les Grecs qui ont tué Socrate. Si nous reconnaissons que le Christ est Dieu, alors nous devons reconnaître dans les juifs le peuple qui engendre Dieu... Négliger le judaïsme, c’est folie ; se disputer avec les juifs, c’est inutile ; mieux vaut les comprendre, bien que ce soit plus difficile."
On a considéré parfois l’intérêt de
Soloviev pour le judaïsme comme une conséquence de ses prises de position publiques en faveur des juifs de Russie, alors cantonnés dans la zone de résidence et victimes de dures mesures répressives (28). Cette explication ne doit pas être négligée, mais elle n’est pas suffisante ; il s’agit de beaucoup plus. La découverte des juifs et du judaïsme a joué, chez
Soloviev, un rôle constitutif dans son analyse du christianisme lui-même.
La grande antinomie historiqueSoloviev n’a pas en vue seulement le judaïsme biblique, qu’il y aurait lieu d’appeler plutôt l’hébraïsme, mais le judaïsme actuel tel qu’il s’est défini depuis l’époque talmudique, dans l’exil, c’est-à-dire un judaïsme jeté par l’histoire dans une situation de retrait par rapport à l’histoire. Or dans le même temps, le christianisme, né hors de l’histoire, est en revanche entré dans l’histoire. Aussi faut-il commencer par prendre en compte cet étonnant renversement, d’où est sorti le fait que judaïsme et christianisme sont devenus historiquement antinomiques. Cette asymétrie doit être analysée avant d’en venir aux questions ultimes, car elle est devenue structurelle. Elle place en effet le peuple juif et le peuple chrétien dans des positions inversées par rapport au royaume de Dieu.
Dans cette tentative de situer christianisme et judaïsme dans leur face à face originel et permanent, l’exégèse par
Soloviev des répercussions historiques des "trois tentations" du Christ peut servir ici de point de repère. Les trois tentations chrétiennes : primauté du spirituel, risque de quiétisme sacramentel, abandon de la gestion du monde au pouvoir séculier, trouvent en effet leur contrepartie dans les trois tentations juives, qui sont des tentations inverses : primauté du temporel, risque de magie cultuelle, interférence du religieux dans le temporel. Pour
Soloviev, l’antinomie historique des deux religions peut ainsi être expliquée.
Soloviev est ainsi le premier à être entré avec des clefs d’interprétation inédites dans ce problème séculaire.
Voici alors la thèse nouvelle et fameuse de
Soloviev : La "question juive" - l’expression faisait fortune depuis le débat de 1843 entre Bruno Bauer et Karl Marx (29) et elle était devenue une référence courante en Russie dans les milieux politiques - n’est pas une question à part de la "question chrétienne". Et comme la position des juifs dans le monde a été déterminée par un pouvoir politique devenu chrétien, la "question juive" est entièrement dépendante de la "question chrétienne". L’une est corrélative de l’autre. La "question juive", dit-il, est née de ce que les chrétiens, au cours de leur histoire, n’ont pas instauré la véritable théocratie, comme ils auraient dû le faire. Ils ne l’ont pas réalisée dans l’antiquité quand ils ont eu le pouvoir en leurs mains. Et ils n’ont pas accompli davantage leur devoir à l’égard des juifs quand ils ont perdu le pouvoir à l’époque moderne. Dès lors les juifs ont revendiqué l’autonomie politique. Ainsi le problème du rapport avec les juifs est devenu politique parce qu’il n’a jamais été posé à son plan véritable, qui était le plan religieux. Depuis l’origine, les chrétiens n’ont pas reconnu la place qu’occupent les juifs dans le plan de Dieu ni la place qu’ils occupent en face d’eux-mêmes ; ensuite, au Moyen âge, ils ne se sont pas comportés à leur égard comme leur vocation de chrétiens leur imposait de le faire ; et finalement, dans la société séculière moderne, c’est une énigme troublante de constater que "Les juifs se montrent empressés à accomplir leur Loi, tandis que les chrétiens sont si prompts à oublier la leur" (30). Bref, si l’on veut comprendre la "question juive", il est nécessaire de poser la "question chrétienne".
Le problème du rapport avec les juifs s’est donc déplacé sur le plan politique. Mais la société laïque et sécularisée ne s’est pas montrée davantage capable de le résoudre que la société chrétienne n’avait su le faire. Elle l’a même aggravé, et rares sont les chrétiens qui maintenant comprennent la nécessité de rendre aux juifs les libertés et les titres auxquels ils ont droit dans le domaine de la vie publique. Par une analyse rigoureuse de la modernité,
Soloviev rend à l’économie juive, à la morale juive, à la politique juive, une positivité dont l’efficacité et la crédibilité sont liées à une négativité chrétienne en ces domaines. Il donne ainsi une explication rationnelle du retour en force des juifs dans l’histoire. Mais la politique qui s’est instaurée de fait en Europe depuis l’époque des Lumières n’est plus du tout la "théocratie"voulue par Dieu. Le conflit de deux politiques a remplacé celui de deux religions et de deux idéaux. Ironie de l’histoire, qui donne un cours nouveau à la "jalousie" dont parlait saint Paul dans l’épître aux Romains.
La réflexion sur la question juive a enfin contribué à éloigner définitivement
Soloviev des thèses slavophiles. En observateur attentif de la renaissance juive en Russie, il donne au début de son article, une explication de ce réveil. Le peuple juif n’a pas eu sa place dans l’Europe occidentale. Aussi est-il venu en chercher une en pays slave, en Pologne et en Russie. Les slavophiles ont imputé à l’Occident catholique le fanatisme religieux à l’égard des juifs, mais la "sainte Russie" des slavophiles risque de répéter les errements qui furent ceux du Moyen Age latin. Car la raison directe de la renaissance juive est l’absence de réflexion et de responsabilité chrétiennes sur le sort fait aux juifs dans l’Europe des Lumières.
Soloviev voit d’ailleurs une annonce de cette situation insolite et anormale dans le prophète Zacharie : " les relations actuelles de l’Europe avancée avec le judaïsme font penser, dit-il, "à ces dix païens qui s’accrochent à la robe d’un Juif" (Za 8, 23), mais c’est maintenant pour se faire introduire, non pas dans le Temple de Jéhovah, mais dans celui de Mammon ; car, ajoute-t-il "ils se soucient aussi peu de Jéhovah que du Christ" (31). Après l’échec de la théocratie chrétienne, voilà donc la situation présente de l’Europe éclairée, qui n’a rien fait de mieux que de soulever la "question juive". Mais la renaissance juive est venue signifier à une société indifférente aux idées les plus hautes et livrée aux besoins les plus matériels le caractère illusoire de son message d’égalité et de tolérance.
Après les Lumières, le peuple juif est toujours dans l’attente de la parole chrétienne à son endroit. Or la véritable attitude à avoir à l’égard du peuple juif a été décrite par saint Paul dans son épître aux Romains.
Soloviev entend donc montrer pourquoi celle-ci retrouve son actualité dans le monde moderne. Dès 1882, il avait été tenté d’aborder cette question du haut de la chaire dans ses Leçons sur la signification universelle du judaïsme (non publiées), données à la Faculté de Saint-Pétersbourg et aux Facultés féminines. (32). Cependant
Soloviev n’a jamais publié ces leçons, ce qui permet de supposer qu’il n’en était pas entièrement satisfait. Il se remit donc à la tâche en écrivant Le judaïsme et la question chrétienne.
Les trois moments constitutifs du judaïsmeOn peut résumer en trois points la démarche de
Soloviev. Il faut, nous dit-il, saisir le judaïsme successivement dans ses trois phases : 1) dans son moment biblique originel ; 2) dans sa séparation d’avec l’Eglise chrétienne : 3) dans son réveil moderne. Aussi y a-t-il trois questions fondamentales :
1) Première question : pourquoi le judaïsme était-il prédestiné à la naissance en son sein d’un messie ; pourquoi fallait-il qu’il y ait un peuple élu ?
La réponse est dans le caractère "national" du peuple juif. Mais le peuple est une "nation" différente des autres, car cette nation n’est elle-même une nation que pour toutes les autres nations. Elle est d’intérêt universel. C’est en la personne du messie que doit s’opérer le lien du particulier à l’universel, qui ne peut être réalisé que par un universel concret, c’est-à-dire par un individu. Le messie doit devenir le "second Adam". Il est l’Individu universel. En lui doit s’accomplir l’identification du particulier et de l’universel, du réel et du logos. Il sera le logos réalisé.
Le peuple juif a été constitué le gardien de cette promesse parce qu’il a toujours eu une spiritualité concrète - "matérialiste", dit
Soloviev - alors que la spiritualité chrétienne a été marquée par la spiritualité platonicienne (33). Il y a dans le judaïsme une résistance aux idées, une méfiance à l’égard des réalités spirituelles. Il s’attache en revanche à un "matérialisme religieux", qui est caractéristique aussi bien de la Halakha (34) que de la Kabbale :
" L’israélite ne veut pas reconnaître un idéal qui n’ait pas la force de vaincre la réalité et d’y prendre corps ; l’israélite est capable de reconnaître la plus haute vérité spirituelle, il est prêt à le faire, mais à la condition d’en voir et d’en percevoir l’action réelle. Il croit à l’invisible (car toute foi est une foi est une foi dans l’invisible) mais il veut que cet invisible devienne visible et prouve sa force (...).Tandis que les matérialismes pratiques et théoriques se soumettent au fait matériel comme à une loi ; tandis que le dualiste se détourne de la matière comme du mal, le matérialisme religieux des israélites les obligeait à prêter la plus grande attention à la nature matérielle, non point pour la servir, mais pour servir, en elle et à travers elle, le Dieu Très Haut. Ils devaient séparer en elle le pur de l’impur, le sacré du profane, pour la rendre digne de devenir le temple de l’Etre suprême. L’idée de la sainte corporalité et le souci de la réalisation de cette idée occupent dans la vie d’Israël une place incomparablement plus grande que chez n’importe quel autre peuple (...). On peut dire que toute l’histoire religieuse des Israélites était dirigée vers la préparation, pour le Dieu d’Israël, non seulement d’âmes saintes mais également de corps saints." (35).
Le judaïsme, ajoute
Soloviev avec une clairvoyance qui trahit sa connaissance étendue du judaïsme moderne, maintient un lien intérieur entre le peuple, sa langue et sa terre, lien qu’il tient pour le critère spécifique de son élection.
C’est pour cette raison que c’est au sein du peuple juif qu’a pu naître l’idée messianique, étrangère à tous les autres peuples de la terre. Les "messianismes" des autres peuples sont porteurs de l’idée de libération nationale - nous laisserons ici de côté le marxisme qui a une prétention universelle et qui est en conflit avec l’idée nationale - mais ils ne peuvent jamais déboucher sur un centre d’espérance universelle, sur une Jérusalem, ni sur la venue d’un second Adam. Sans le peuple juif, nous dit même
Soloviev, nous ne pourrions, nous chrétiens, reconnaître que le Christ est Dieu, car il y a à cela un préalable inouï : il faut pour cela avoir reconnu une chose à nos yeux plus incroyable encore : « Il faut avoir reconnu dans les Juifs le peuple qui engendre Dieu" (36). De cette naissance-là, naissance "virginale" au cœur de l’humanité, seuls des penseurs juifs ont su parler. C’est pourquoi, conclut-il, "Spinoza a mieux parlé du Messie que Voltaire, et Joseph Salvador qu’Ernest Renan" (37).
2) Deuxième question : pourquoi le peuple juif a-t-il renié le Christ et continue-t-il à rejeter le christianisme ? (38) Pour le chrétien il y a là un redoutable paradoxe : la conscience juive de soi s’affronte, au lieu d’y adhérer, à la conscience messianique de Jésus. Quand le Messie se fait présent, le juif massivement s’absente.
Il est faux, déclare
Soloviev, d’affirmer que les juifs n’attendaient que le triomphe politique d’Israël sur les nations. Leur attente messianique était politique, mais aussi spirituelle. Ils attendaient la fin de l’idolâtrie, ils fêtaient l’inscription de la Loi dans les cœurs et ils attendaient la marque de l’esprit. La question véritable qu’il faut alors poser est celle-ci : pourquoi le juif préfère-t-il finalement vivre sans Temple que d’entrer dans le Temple chrétien ? Le juif est celui qui a dû apprendre dans l’exil, à vivre "sans Temple", aux quatre vents de l’histoire et "loin de soi", tandis que le chrétien a bâti dans tout l’univers ses propres sanctuaires et s’est enraciné dans les cinq parties du monde en s’attachant à sa propre histoire. Etonnant renversement ! Le peuple juif, témoin anachronique des époques révolues, a été renvoyé à la spécificité de sa relation à Dieu, tandis que le peuple chrétien, peuple de la confession de foi personnelle et de la parole annoncée au monde, se trouve confondu chaque jour avec les peuples de la terre dans l’uniformité générale. La position du juif dans le monde stimule son moi individuel et national (39), renforce sa conscience propre et exacerbe sa capacité d’initiative, tandis que la similitude du chrétien avec tous requise par l’Evangile le émousse.
Soloviev voit le rappel de l’identité juive dans le poème pascal, Adir hu : "Dieu puissant, viens édifier ton Temple, viens vite et sans tarder !". Ce cantique est, pour
Soloviev, l’expression de l’impatience juive, du désir perpétuel qu’a le juif de voir le divin prendre corps. C’est le témoignage d’une conscience de soi qui ne cherche pas un point de fuite mystique dans l’extase, mais se sait en relation immédiate et quasi-physique avec l’Absolu (40).
Pénétré de son auto-affirmation, le peuple juif se fait le promoteur des valeurs d’action. C’est pourquoi il entre enfin en procès avec tout dynamisme chrétien qui voudrait se fonder sur un désir de la Croix (41). Bien que l’attente de la résurrection fasse partie de sa profession de foi, il ne peut admettre l’idée que le désir de la vie puisse passer aussi par la mort. Terrible alternative qui atteint jusqu’au sens de la mort et de la vie.
C’est pourquoi, nous dit
Soloviev, juifs et chrétiens se séparent sur "les fondements spirituels de la vie", à la définition desquels il a consacré son ouvrage le plus profond. Entre juifs et chrétiens, le malentendu aura donc une portée eschatologique. Il durera jusqu’à la fin.
3) Troisième question : pourquoi le judaïsme a-t-il trouvé de nos jours son expression majeure et normative en dehors du monde grec et latin, hier en Babylonie, aujourd’hui en Pologne et en Russie ? Quelle est la signification du judaïsme ashkénaze, qui s’est constitué successivement comme peuple dans l’exil de Babylone, comme langue en contexte germanique et comme terre sur le sol des pays slaves ? Quel est le sens historique de la yiddishkeit ?
C’est au cœur de l’exil que le judaïsme ashkénaze a posé les problèmes de la nation et de l’Etat (42).
Soloviev ne pose pas les problèmes de la nation juive seulement dans le cadre de la Russie, bien qu’il ait dit à plusieurs reprises qu’il appartenait à la Russie de résoudre ses trois problèmes majeurs : celui des peules slaves, celui des catholiques slaves et celui du peuple juif. Le juif dans l’exil fait l’expérience de devoir vivre dans un autre Etat et sans Etat. L’Etat que
Soloviev a ici en vue est évidemment plus large que l’Etat profane, chargé des affaires externes, que nous connaissons de nos jours. C’est l’Etat au sens idéal, intégral. Il le voit constitué par les trois fonctions qui, dans leur diversité et leur complémentarité, sauvegardent la légalité et la justice de l’Etat : la royauté, le sacerdoce et la prophétie (43). Par un étrange fractionnement du monde, chacune de ces fonctions a été partagée et est gardée, mais séparément, isolément : le sens de la royauté n’aurait été gardé que dans la tradition byzantine, c’est-à-dire finalement par la Russie, le sacerdoce par le monde latin, c’est-à-dire par Rome, et la prophétie par l’héritage hébraïque. Le rôle propre des juifs serait donc, d’après
Soloviev, de garder la prophétie, c’est-à-dire de dénoncer l’idolâtrie. Nous retrouvons ce privilège dans le Court récit sur l’Antéchrist.
Vladimir Soloviev et Martin BuberAlexandre Voronel a comparé les trois idées-forces du judaïsme, développées dans Le judaïsme et la question chrétienne par
Soloviev : sens de la transcendance, autoconscience de soi et "matérialisme" (mot-clef que
Soloviev traduit souvent aussi par "réalisation" ; il aurait pu dire aussi « incarnation") aux idées-forces exprimées par Martin Buber dans ses Trois discours de 1901-1911 (44). Ce dernier avait tiré de son contact avec le hassidisme et avec la renaissance littéraire juive trois idées principales : "religiosité", "auto-affirmation" et "réalisation". Ces trois perceptions fondamentales ont conduit peu à peu Martin Buber à une philosophie de la relation intégrale, et on n’ignore pas les discussions qu’elles ont provoquées. Dans la pensée moderne, l’être juif et, à sa suite, l’être chrétien, comme "être au monde", sont des "catégories" de l’être, révélatrices et constituantes. Ces idées-principes ont fini par s’imposer et elles ont été reprises par Franz Rosenzweig et par la plupart des auteurs contemporains. Nous ne savons pas si Martin Buber avait lu
Soloviev, ou s’il faut penser plutôt que tous deux ont perçu dans les mêmes termes l’expérience religieuse des juifs de Pologne et de Russie. Mais la proximité des expressions employées par
Soloviev et par Martin Buber est évidente et ne peut être entièrement le fait du hasard. Il est clair que chacun des deux auteurs a une théologie sous-jacente différente : pour Vladimir
Soloviev c’est celle de l’incarnation du Verbe qui devient l’inspiration de chaque instant et l’horizon de toute l’histoire. Pour Martin Buber c’est le messianisme de la vie quotidienne. On sait toutefois que ces perceptions ont conduit Martin Buber à instaurer une confrontation pertinente entre judaïsme et christianisme, là où antérieurement on ne voyait qu’une opposition radicale (45).
Il y a, certes, des raccourcis hâtifs et même des contradictions dans Le judaïsme et la question chrétienne.
Soloviev envisage toute l’histoire humaine comme une aspiration vers la libre théocratie, alors qu’il affirme dans le même temps que celle-ci ne s’est pas réalisée (46). D’autre part ses anticipations géopolitiques sont désuètes : nul ne croit plus au "péril jaune", et l’impérialisme marxiste, qu’il voyait venir, est aujourd’hui tombé : la Pologne ne s’est pas rangée sous l’égide du Tsar, et le judaïsme, même ashkénaze, n’a pas trouvé sur le sol russe sa terre promise. Mais l’intuition directrice de
Soloviev dépasse ses analyses historiques et elle garde sa force, même si elle n’a pas été justifiée par l’actualité immédiate. Bref, quand il se livre à l’utopie,
Soloviev s’égare, mais il touche quand il regarde au-delà.
Il reste que, dans Le judaïsme et la question chrétienne,
Soloviev a tenté pour la première fois de situer la place du judaïsme postchristique dans une lecture chrétienne de l’histoire. Il reprendra cette analyse dans le Court récit sur l’Antéchrist, où la compréhension du judaïsme, comme celle du christianisme se trouve entièrement revue à la lumière des événements de la fin. Mais ce qui demeurera de cet essai, c’est la portée fondamentale et décisive, pour l’histoire du monde, de la confrontation historique entre le judaïsme et le christianisme. Et tandis qu’au Moyen-Age un tel débat avait donné lieu à une controverse, source de rancoeur et d’animosité, la nouveauté est que, chez
Soloviev, il donne lieu à une concurrence, source de foi et d’émulation. Certes,
Soloviev parle toujours en théologien orthodoxe, mais il fait droit sincèrement à l’affirmation juive, à sa signification, et à sa permanence dans le temps chrétien.
Cependant, jusqu’à quel point peut-on dire que cette affirmation du retour en force et en grâce des juifs comme alternative nécessaire du christianisme et comme issue au conflit séculaire entre les deux religions est une proposition crédible et recevable ? Il est probable que
Soloviev, en dépit de la pertinence de ses analyses et de la générosité de son propos, ait perçu que la tension séculaire entre judaïsme et christianisme ne pourrait se résoudre dans la trame de l’histoire et qu’elle durerait jusqu’à la consommation des siècles. Finalement, il accordera aux juifs un rôle décisif non pas dans la durée de l’histoire mais dans les événements de la fin. Dans le Court récit sur l’Antéchrist, il a fait droit aux conceptions modernes de l’eschatologie juive (47), qu’il a réanimées, réintégrées et confrontées à celles de l’espérance chrétienne. Sans doute la lecture attentive et approfondie de l’Epître aux Romains chap. IX-XI l’a également orienté dans cette voie. La question principale que soulève alors son eschatologie, question que nous devrons aborder pour terminer, est de savoir si la place accordée aux juifs par
Soloviev dans les événements de la fin de l’histoire est conforme à la tradition chrétienne, ou bien si elle est une innovation par rapport à celle-ci, et si elle a quelque chance de recevoir accueil et approbation du côté juif.
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